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Présentation

La Nature n’existe pas. Une telle formule paraît abrupte, ou même délirante ? Nous ne parlons pas ici des prairies, des petites fleurs et des oiseaux, mais de l’idée de Nature, l’idée qu’on se fait du monde dans nos sociétés et qu’on désigne par ce terme. De fait, ce qu’on se représente généralement derrière le terme de Nature n’existe pas. C’est une fiction. Il s’agit d’une conception du monde qui nous vient d’un passé reculé, d’Aristote et du christianisme, et qui n’est plus soutenable. Et, c’est là où nous voulons en venir, l’idée de Nature perpétue un rapport au monde non seulement faux, mais dévastateur.

La popularité des discours naturalistes[1]Lorsque nous parlons ici de naturalisme, nous utilisons un sens particulier du terme, référant simplement à la croyance en l’idée de nature ; naturalistes sont ainsi celles et ceux qui … Voir plus sur « les races », « les sexes », autour des transidentités, à propos des enfants ou des animaux, de la nation ou de l’économie, de la bioéthique ou de l’alimentation, mais aussi la place que prend implicitement ou explicitement l’idée de nature dans les discours écologistes, tout cela montre combien sa critique est nécessaire.

Quelle « Nature » critiquons-nous ?

La notion de Nature et son articulation avec celle d’Humanité ont connu des révolutions au fil des siècles : on est passé d’une cosmologie dans laquelle la Nature est le principe qui ordonne tout et dont l’Humanité est partie intégrante (dans l’Antiquité), à l’idée d’une Nature créée par un Dieu transcendant et dont les humains ne participent que par leur corps, leur spiritualité et leur libre-arbitre les élevant par contre à Dieu (au sein des religions du Livre). Enfin, on est censés être arrivés aujourd’hui à l’idée d’une Nature purement mécanique et matérielle (physique), opposée à une Humanité incarnant au contraire la liberté et la subjectivité.

En réalité, ces différentes conceptions pourtant potentiellement contradictoires ne se sont pas annulées, mais se superposent dans notre culture et nos imaginaires et se retrouvent finalement amalgamées dans nos discours les plus quotidiens.

L’acception courante de l’idée de Nature, dans notre civilisation, véhicule des idées d’ordre, d’équilibre, d’harmonie, mais aussi l’idée qu’il y aurait un monde naturel et, tout autre, un monde social, culturel, artificiel : humain. Elle véhicule aussi l’idée qu’il existerait une nature des choses : c’est ce qu’on appelle l’essentialisme. L’idée de Nature comme totalité ordonnée, et celle d’essence comme nature des choses, forment système : c’est la Nature en majuscule, conçue comme Monde (Cosmos) ou Âme du Monde, qui imprimerait sa nature spécifique aux éléments naturels. Ainsi ces derniers deviennent conformément à leur nature ce qu’ils doivent être pour tenir leur rôle et leur place dans l’ordre naturel – en tant qu’éléments de la Totalité.

Le mot « nature » sert aussi à décrire le réel, le monde tel qu’il est. En ce sens, il peut être purement descriptif, et nous n’aurions rien alors à lui reprocher. Mais c’est justement le fait que le terme recouvre de nombreux sens contradictoires qui fait la force de l’idéologie de la nature. Si dans notre esprit la nature ne désignait jamais que l’univers dans sa totalité, la réalité brute, pourquoi tout le monde continuerait-il de séparer dans le même temps la nature et la société ? Pourquoi continuerait-il de parler de comportements « contre-nature » ou nommerait-il quoi que ce soit « artificiel » ?

Normative, religieuse, l’idée de nature court-circuite l’éthique

L’idée de nature est avant tout normative : elle ne décrit pas le monde « tel qu’il est », elle nous indique ce qui est souhaitable ou ne l’est pas, ce qui est juste, sain ou normal, ou non. Elle est prescriptive tout en apparaissant comme descriptive. Si l’on avait simplement en tête la nature comme réalité, ce qui est, on ne pourrait pas affirmer que quoi que ce soit est « contre-nature », c’est-à-dire « contre-réel ». Telle ou telle chose existe ou n’existe pas, est au monde ou ne l’est pas. Mais avec l’idée de Nature, le réel se confond avec un ordre des choses, l’ordre naturel, auquel toute chose devrait obéir et qui devrait donc guider nos principes, nos relations aux autres, notre existence.

La Nature est perçue comme une entité, douée de finalité : ce qui est naturel est censé exister pour une raison, et la Nature elle-même poursuit un but. En animant et sacralisant ainsi « le monde » (le réel), en lui prêtant des intentions et un pouvoir de sanctification, on maintient un rapport religieux. La croyance en une « sagesse de la Nature » permet de justifier nombre d’idioties et, bien pire, d’atrocités. N’est-il pas naturel, d’ailleurs, que le supérieur domine les inférieurs ? N’est-il pas dans l’ordre des choses qu’en tant qu’hommes nous soyions dominants, qu’en tant que civilisés nous soyons supérieurs aux autres peuples, sous-développés ou premiers (primitifs, proches de la Nature), qu’en tant qu’Humains nous asservissions les autres êtres sentients de la planète ? L’invocation de la Nature sert à court-circuiter les réflexions et exigences éthiques.

Religiosité ou science ?

Il y a encore deux siècles, notre monde comprenait Dieu, sa Création, la « Nature », et sa créature, « l’Homme » (comme on dit en société patriarcale française). Dieu est mort ou agonisant, mais sa descendance lui survit dans notre imaginaire culturel : sa fille aînée, « la Nature », est une entité qui est désormais à elle-même sa propre fin et son propre ressort, mais elle est désormais écrasée par le fils, « l’Homme », qui s’est émancipé et rendu libre et souverain. Dans cette mythologie moderne, la Nature est devenue « Mère Nature », une entité puissante mais néanmoins déchue, qu’on « respecte » à défaut de la craindre et de la vénérer comme on le faisait autrefois à l’égard de Dieu le Père.

Pourquoi, alors que notre vision scientifique du monde ne recourt plus aucunement comme principe explicatif à l’idée de Nature ni à celle de « nature des choses », et même les réfute, l’idée de Nature prospère-t-elle ? N’est-elle pas omniprésente dans nos discussions de comptoir ou dans la publicité, dans les réflexions des comités de bio-éthique, dans nos assiettes ?

Elle autorise une forme de religiosité qui ne dit pas son nom, et elle procure le « supplément d’âme » dont Marx disait que le monde de la marchandise avait besoin. Indéfinie, elle autorise une religiosité diffuse qui ne mange pas de pain – et l’invocation d’arguments naturalistes complaisants.

L’idée de nature entérine la séparation du monde d’avec l’Humanité

Surtout, elle fonde l’idéologie-socle de notre civilisation, qui divise le monde en deux appartenances distinctes que tout oppose, deux règnes, deux empires dans le monde : « la Nature » et « l’Homme ». L’idéologie humaniste aujourd’hui hégémonique nous représente d’un côté l’Humanité, règne de la liberté, de l’autonomie et de la souveraineté individuelle, de la morale et de la politique, de la culture et de l’artefact, de la société, du progrès… et pose en arrière-plan la Nature, l’empire de la nécessité et du déterminisme, de la fonctionnalité des éléments (naturels) par rapport à la totalité (la Nature), lieu de la circularité et de l’évolution lente, un tout autre monde dans lequel on voit bien qu’il est dangereux d’intervenir et où les notions d’éthique, de justice ne sont pas censées avoir cours. L’Humanité en aurait émergé et s’en serait extraite par ses propres mérites, créant un nouveau monde tout autre, pour tout récemment réussir à prendre ses aises et finir par mettre en danger la planète[2]Nous ne nions bien sûr pas que nous fassions face à des crises écologiques redoutables ; nous critiquons simplement la mise en scène mythologique qui est injectée en permanence. Cf. … Voir plus.

L’idéologie de la Nature et celle de l’Humanité constituent deux faces d’une même médaille, l’idéologie humaniste / naturaliste. C’est parce que « l’Homme » est un être de liberté, séparé par un abîme du reste de la Création, et tout particulièrement des autres animaux, qu’on lui reconnaît une dignité particulière, à nulle autre pareille : la dignité humaine. Cette dernière est au fondement de l’humanisme contemporain. Les autres êtres sentients, réputés « êtres de nature », se voient par contre dénier intérêt propre, individualité, intelligence et liberté et sont, eux, globalement exclus de la sphère de l’éthique. Bref, l’opposition Humanité / Nature permet à l’Humanité de se mettre en scène comme le règne de la liberté émergeant de façon spectaculaire d’un monde déterministe pour en prendre possession. Cela n’empêche paradoxalement pas « la Nature » de rester une source de normativité et de servir d’instance légitimatrice : l’économie de marché serait l’économie naturelle, la famille serait la cellule naturelle de base de la société, etc.

Nous refusons le découpage entre naturel et artificiel : on pourrait dire par facilité que l’artifice n’est qu’une catégorie du naturel, mais ce serait entériner l’idée que « le naturel » existe. N’existe qu’un unique monde, que nous ferions mieux d’appeler « le réel », car il ne se réalise pas sous forme de nature.

De même, nous critiquons la distinction entre ces notions, animalité et humanité (des notions que nous récusons). Du fait de leur sentience, les autres animaux sont à appréhender semblablement aux humains : soit il s’agit également d’« êtres de liberté » et non « d’êtres de nature », soit, plus judicieusement, il nous faut renoncer à réfléchir en ces termes.

L’idée de nature fonde les hiérarchies

La croyance en l’existence d’une nature des choses, en l’existence des essences, permet de maintenir un ordre du monde hiérarchique. Dans notre histoire récente, comme cela continue de sauter aux yeux, hommes et femmes sont de nature différente, de même que Noirs et Blancs, enfants et adultes, etc. Lorsqu’elles sont dominées socialement et politiquement, des catégories entières se voient assigner une nature spécifique : les femmes sont dédiées à la reproduction, les Noirs sont des corps vigoureux et pulsionnels, les enfants sont des petits animaux à « élever » à l’Humanité, et les animaux restent des « êtres-à-manger », etc. Les groupes sociaux dominants, eux, s’appréhendent comme s’étant extraits par leurs propres forces de ces déterminations naturelles. Eux sont des êtres de culture, d’histoire et de civilisation, ils sont des individus libres qui valent par eux-mêmes. C’est ce qui fonde leur supériorité essentielle. Car, lorsqu’on parle d’êtres supérieurs et d’êtres inférieurs, on raisonne en termes d’essences, de natures supérieures ou inférieures. Supérieurs « en soi », par nature, par essence.

Ce que nous visons

Pour ces raisons, l’idée de Nature est profondément néfaste. Elle signe une séparation abyssale entre les humains et le reste du monde, perpétue une vision mystique qui permet d’évacuer une éthique fondée sur la raison, et elle assoit l’humanisme et les divers types de discriminations arbitraires qui procèdent de la distinction entre « êtres de liberté » et « êtres de nature ».

Ce site vise à souligner à quel point sont prégnantes les idées de Nature comme ordre ou équilibre, et de natures des choses comme essences, et souhaite convaincre de se mobiliser collectivement pour qu’on cesse d’utiliser de telles notions.

La notion de nature est volontiers critiquée, aussi bien par des philosophes que des éthiciens, des enseignants, des militants ou des scientifiques ; mais il est rare que la critique ne s’arrête pas en chemin et que l’idée de nature soit véritablement appréhendée dans sa globalité et son ampleur. Comme le dit si bien Clément Rosset, auteur de L’anti-nature, « nul qui ne retourne à ses présupposés ». Les philosophes explicitent rarement leur critique de l’idée de nature, une notion qu’ils se contentent de balayer d’un revers de main ; les éthiciens se basent même bien souvent sur l’idée d’essence humaine, qui joue un rôle déterminant en bioéthique ; les militants progressistes insistent sur le caractère nécessairement « social » de la condition humaine, pour souligner qu’elle n’est pas « naturelle » (contrairement à d’autres) ; les professeurs enseignent le darwinisme et la dite « sélection naturelle » parfois sans faire ressortir l’absence de finalité dans l’évolution ; les scientifiques ne se rendent pas toujours compte à quel point certaines de leurs conceptions du monde, de leurs théories et de leurs métaphores, restent imbibées d’essentialisme, etc.

Nous pensons qu’en ce domaine, tout le monde, tant les progressistes que les pédagogues ou les scientifiques, mais tout simplement l’ensemble de la population, manque d’outils pour affronter ce qui est un des socles de notre civilisation.

Nous publions donc des textes (mais aussi des vidéos, podcasts…) qui, par la force des choses, ne peuvent prétendre à un sans-faute d’un point de vue anti-naturaliste. Peu importe. C’est en arpentant le terrain qu’on peut le cartographier et c’est bout par bout qu’on construit sa demeure. Le chantier est ouvert. Comme le dit Christine Delphy, la carte se précise et s’élargit au fur et à mesure des recherches… et des luttes.

Ainsi, comme nous n’avons pas la science infuse, nous sommes heureux/ses de recevoir des critiques ; si nous les jugeons fondées, nous les publierons volontiers dans des commentaires des textes, voire sous forme de nouveaux articles. Sur ce terrain peu parcouru, le chemin se fait en cheminant. Cheminons de concert, voulez-vous ?

contrenature.org

Notes et références

Notes et références
1 Lorsque nous parlons ici de naturalisme, nous utilisons un sens particulier du terme, référant simplement à la croyance en l’idée de nature ; naturalistes sont ainsi celles et ceux qui croient d’une façon ou d’une autre en la nature. Que les amateurs/trices de botanique, de zoologie ou de minéralogie, que l’on nomme également naturalistes, ne se sentent pas ici concerné-es !
2 Nous ne nions bien sûr pas que nous fassions face à des crises écologiques redoutables ; nous critiquons simplement la mise en scène mythologique qui est injectée en permanence. Cf. l’article, sur le présent site, intitulé « Vers un écologisme non naturaliste ».