Vers un écologisme non naturaliste
Extraits d’un article de David Olivier : « une écologie antinaturaliste, une écologie de l’artificiel, de l’innovation, de la liberté [peut] rassembler une grande part des motivations et élans réels de bon nombre d’écologistes. Je dirai aussi qu’il s’agit, à mon avis, du seul avenir possible pour l’écologisme. »
Extraits de l’article publié en 1999 sous le titre « Contribution au débat à la maison de l’écologie » dans Les Cahiers antispécistes, n° 17.
* *
*
[…]
L’opposition antispécisme-écologisme
D’abord, en quoi consiste cette opposition entre antispécisme et écologisme ? À la base de la pensée écologiste telle qu’elle est formulée, il y a le respect pour un ordre naturel. Il y a l’idée que ce qui importe en fin de compte, c’est le bon fonctionnement de cet ordre. Cet ordre fonctionne bien quand il y a ce que les écologistes appellent un « équilibre » : quand, par exemple, chaque année, sur un territoire donné, le nombre de lapins qui naissent est égal au nombre de lapins mangés par des renards ou qui meurent de maladie ou de vieillesse. L’écologisme ne se préoccupe aucunement du sort du lapin individuel, mais uniquement de la persistance de son espèce. L’unité de base de l’écologisme est l’espèce. La volonté de sauvegarder les espèces est la même, chez les écologistes, qu’il s’agisse d’espèces animales ou végétales, alors que les plantes ne sont pas sensibles, n’éprouvent aucune souffrance. Il y a même souvent chez les écologistes une espèce d’exaltation de la cruauté de la nature ; comme si elle se montrait d’autant plus forte qu’elle impose sa loi cruellement. La souffrance, la mort des faibles et la dite « sélection naturelle » seraient saines, car garantes de l’équilibre naturel, de l’ordre naturel.
L’antispécisme, au contraire, vise à étendre au-delà des frontières de l’espèce humaine, frontières que nous voyons comme un simple accident de la nature sans portée éthique particulière, les normes de considération et de douceur, d’altruisme, que toute personne de bonne volonté voudrait voir régner chez les humaines et humains. Qu’importe la race, le sexe ou l’espèce : ce qui importe, ce sont les intérêts des individus. On voit qu’il y a incompatibilité entre les deux conceptions.
Un paradoxe subsiste cependant. Pour une grande part de l’opinion, la défense des animaux se confond avec celle de la nature ; de fait, bien des figures connues – Brigitte Bardot, par exemple, mais aussi bon nombre d’associations de défense animale – confondent sans scrupule les deux thèmes. Les écologistes de leur côté jouent souvent sur la sympathie pour les animaux pour promouvoir leurs diverses causes. Enfin, même beaucoup d’entre nous, antispécistes antinaturalistes, sommes issus de la mouvance écologiste. Avant d’être anti-écologiste, j’ai longtemps été écologiste, militant antinucléaire, etc. Si je critique aujourd’hui beaucoup de ce que je pouvais penser alors, il reste vrai qu’une certaine sensibilité est demeurée la même.
Les écologistes sont spécistes ? Comme tout le monde, en fait. Ils et elles considèrent que c’est la vocation du monde « naturel » – de tout ce qui n’est pas humain ou fabriqué par et pour les humaines et humains – d’être soumis à une « loi naturelle » d’origine quasi-divine, malgré une acceptation formelle du darwinisme. Toutefois, ce que les écologistes ont de spécifique par rapport à l’ensemble de la population, spéciste et naturaliste, c’est le fait de porter leur regard au-delà des frontières de l’espèce humaine. Un regard à notre sens erroné, mais un regard quand même.
À partir de là, il est possible de déceler un certain nombre de convergences pratiques. Les écologistes accordent plus d’importance que la population en général à la prévention des feux de forêt ; ceci parce qu’il s’agirait de « catastrophes écologiques ». Les antispécistes accordent la même importance à ce combat, mais en pensant aux innombrables habitants de la forêt qui périssent brûlés vifs. De là aussi des oppositions pratiques : quand les écologistes se réjouissent, par exemple, du retour des loups et autres prédateurs, les antispécistes s’attristent sur le sort de leurs victimes.
Que faut-il sauvegarder de l’écologie ?
Telle est la situation aujourd’hui. Mais quelle va être l’évolution prévisible des choses ? Les idéologies sont souvent en retard sur les réalités et les connaissances. Plus d’un siècle après Darwin, par exemple, on parle encore de la nature en termes d’ordre. Mais il y a plus : aujourd’hui, est-il encore possible de parler de nature ? Non seulement le terme est chargé d’idéologie – de l’idéologie chrétienne, en particulier, de tripartition du monde en divin, humain et naturel –, mais de plus il a aujourd’hui perdu tout référent. Il ne désigne, concrètement, plus rien.
Quand on parle de la nature, on pense souvent à la campagne. L’été 1997, je suis passé en Andalousie. De la vitre du bus, je voyais défiler la campagne. Sur d’immenses étendues, il n’y avait que des champs d’oliviers. La campagne andalouse – pas la Ruhr, pas le Bassin parisien, je parle de la campagne, déserte, sans un humain en vue, sur des centaines voire des milliers de kilomètres carrés – n’est qu’une usine, une usine à olives. Pas un centimètre carré de terre n’est dans l’état où il serait sans l’être humain et sa volonté de cultiver des olives. Unique végétation de plus d’un pied de haut : des oliviers. Bien sûr, les matériaux sont tous d’origine naturelle : mais dire cela, c’est ne rien dire. Les oliviers descendent d’ancêtres sauvages, les cailloux viennent de roches qui étaient là avant les êtres humains. Mais le sable dont on fait les circuits intégrés aussi, et les nitrates des engrais de synthèse qui viennent de l’azote de l’air, qui était là avant l’être humain. Et alors ? Ce qui importe, je crois, est le fait que les êtres humains contrôlent chaque centimètre carré de l’Andalousie.
Je pourrais parler aussi de la Bretagne. Ou des montagnes où paissent les moutons. Ce n’est pas partout exactement comme en Andalousie, mais je crois qu’il est à peine exagéré de dire que, en France, il n’existe pratiquement pas un seul arbre, au-dessus d’une certaine taille, qui pousse sans l’assentiment des êtres humains, voire qui ne soit répertorié par eux, quand il n’a pas été planté par eux. Il en est ainsi de nos forêts, totalement artificielles.
Il n’en est pas tout à fait ainsi partout dans le monde ; mais il en est de plus en plus ainsi, partout. Même dans l’océan. Les populations de tous les poissons dont la chair est commercialisable – c’est-à-dire presque tous – sont régulées, surveillées, épargnées à l’occasion, par les conventions internationales de pêche. Des satellites surveillent tous les courants marins, scrutent la température des eaux, calculent les densités en plancton. Sur la planète entière, la teneur atmosphérique en dioxyde de carbone, gaz qui joue un rôle au moins aussi central dans les flux biologiques que l’oxygène, a augmenté de près de 30 % depuis un siècle et demi[1] Voir par exemple le site de l’« Intergovernmental Panel on Climate Change » : http://www.ipcc.ch.
L’écologie, si elle tient à prendre pour référence la défense de la nature, d’une nature qui de quelque façon exprimerait une volonté indépendante, qui s’autorégulerait, est vouée à la disparition, par la disparition de son objet même. Ce qu’on appelle nature est déjà en grande partie, et sera bientôt totalement artificiel, façonné et contrôlé par les êtres humains. Il en sera bientôt ainsi y compris de nos propres gènes, même si nous décidons de ne pas les modifier ; car dès lors que nous avons le pouvoir de les modifier, si nous ne le faisons pas, c’est encore par notre volonté qu’ils demeurent inchangés. Il en sera ainsi de toutes les espèces, animales ou végétales, qui subsisteront parce que nous aurons décidé de les préserver.
Est-ce donc la fin de l’écologie ? Est-ce sa défaite définitive ? C’est peut-être pire ; car un certain nombre d’écologistes commencent à comprendre que non seulement l’objet de leurs efforts, l’ordre naturel, est en passe de disparaître : mais qu’en fait il n’a sans doute jamais existé. Nous avons compris, ou disons avoir compris, depuis Darwin, que la nature n’existe pas en tant que projet, en tant qu’intention constructrice. L’évolution naturelle se fait sans finalité. Des mutations se produisent au hasard, et subsistent ou non. Nul ordre, nulle finalité. Pendant longtemps, cependant, on pensait pouvoir encore se référer à l’idée d’un équilibre naturel. D’un état de la nature qui, s’il n’était pas perturbé par les êtres humains, subsisterait tel qu’il a subsisté, sinon depuis l’éternité, mais du moins depuis des dizaines de millénaires, et pourrait servir de modèle, de référent à l’idée d’un ordre naturel. Mais l’idée se fait jour qu’une telle conception relève plus du mythe que de la science. Par exemple, Daniel Botkin, professeur de biologie et d’environnement à l’Université de Californie, a exprimé la fracture radicale qu’il y a entre ce mythe, qui a dominé sans partage la pensée environnementale du vingtième siècle, et la réalité[2] Daniel Botkin, Discordant Harmonies. A New Ecology for the Twenty-First Century, Oxford University Press, 1990.. L’histoire de la biosphère est fondamentalement chaotique. Dans l’histoire des glaciations, par exemple, on ne trouve aucune régularité particulière. Elle est une suite d’accidents. Les forêts d’Amérique du Nord n’ont jamais été dans un état stable. Même si on le voulait, on ne pourrait recréer en nul lieu un « état d’équilibre », simplement parce qu’un tel état n’a jamais existé. À aucune échelle de temps.
Vers un écologisme non naturaliste ?
Est-ce donc la fin de l’écologie ? Ce serait peut-être bien triste. Je crois qu’il faut retourner un peu aux bases, aux intuitions fondatrices, dont certaines peuvent être sauvées. L’écologie aurait pu se choisir un tout autre nom. Elle a pris celui-là. Or ce nom est formé à partir d’un mot grec, quelque chose comme oïkos, qui veut dire maison. La maison, et pas la nature ! La maison, c’est quelque chose que nous construisons. Une chose où nous devons nous sentir bien, qui doit nous tenir au chaud, pourvoir à nos besoins, nous permettre la liberté. Mais en tout cas, un monde artificiel.
Une des images les plus fortes quand est apparu un grand mouvement écologiste dans les années soixante était celle de la spaceship Earth, de la capsule spatiale Terre. Une capsule perdue dans l’espace, qui est notre seule maison. Là encore, la référence est à un monde artificiel.
La maison est artificielle, mais elle n’a en général pas été construite par nous. Si nous y naissons, elle nous est au départ tout aussi étrangère que la nature au dehors. Elle a été construite et disposée par d’autres. Petit à petit, nous apprenons sinon à construire des maisons de toutes pièces, au moins à les transformer, à les maîtriser en grande partie, à les aménager, et aussi à les respecter, les soigner. Nous apprenons qu’il faut repeindre les volets pour les préserver, qu’il ne faut pas découper les poutres simplement pour avoir du bois de chauffage…
Dans une maison, souvent, nous ne vivons pas seuls. Nous pouvons peut-être avoir nos propres endroits, notre chambre, etc., mais il y a aussi les autres. La maison importe à tous. Les autres à qui elle importe, ce sont aussi ses futurs habitants. Nous devons aménager la maison pour être heureux, mais aussi permettre qu’elle reste un lieu de bonheur et de liberté pour les autres, présents ou futurs, dont nous connaissons peut-être mal les goûts, les désirs.
Cependant, dans une maison, les pouvoirs ne sont pas égaux. Souvent il y a des adultes et des enfants ; si je suis adulte et qu’il y a aussi des enfants, je devrais sans doute prendre des décisions à leur place. Mettre des bouchons sur les prises électriques, par exemple, même si ces enfants aiment bien jouer à y mettre les doigts. Cacher les allumettes. C’est encore plus vrai pour les générations non encore nées : celles-ci n’ont aucun pouvoir. Pourtant, c’est bien aujourd’hui que je dois décider de traiter les poutres contre les moisissures, si je veux que la maison tienne encore debout demain.
L’écologie pourrait très bien être la bonne gestion de la maison commune, la Terre, dans l’intérêt de tous ses habitants – de tous les êtres sensibles, qui ont des intérêts dans l’affaire – de la part de ceux de ses habitants qui ont, de fait, le pouvoir et la compétence d’accomplir cette gestion. Mais, il y a au moins trois obstacles à cela : la désunion des êtres humains, leur spécisme et leur incompétence.
Quand les habitants qui gèrent une maison sont en guerre entre eux, le résultat n’est pas bon. Aujourd’hui, les êtres humains sont profondément divisés. Sur des lignes de fracture d’abord économique. Il y a un gouffre entre la vie d’un riche Californien et celle d’une paysanne pauvre du Chiapas, ou d’un enfant du ghetto noir de New York. Cette situation pèse terriblement sur nos consciences, nous empêche d’imaginer un monde un tant soit peu serein.
Dans le monde où nous vivons, tout ce qui n’a pas de pouvoir n’a pas d’existence. Les animaux non humains n’ont plus de pouvoir. Un loup peut en avoir à l’occasion sur une brebis mais, même dans ce cas, c’est parce que des êtres humains ont décidé de lui permettre de la chasser. Les animaux non humains ne peuvent pas se révolter. Donc, dans le monde tel qu’il est organisé, leurs intérêts n’existent pas. Les faire exister est le combat des antispécistes ; mais il me semble clair que pour y arriver, une des conditions sera un changement majeur des rapports entre êtres humains.
Enfin – et c’est là que je crois que l’apport spécifique d’une sensibilité écologiste peut être la plus grande, à condition qu’elle cesse de se crisper sur la défense d’un inexistant ordre naturel –, il nous manque en grande partie les compétences pour gérer le monde au profit de tous ses habitants. Un adulte peut bien être de très bonne volonté ; il doit cependant faire un effort supplémentaire pour, par exemple, imaginer le point de vue du petit enfant, près du sol, pour qui une simple chaise est une montagne. Arriver à comprendre entièrement le point de vue d’une mésange, par exemple, arriver à comprendre et à accepter qu’elle préfère tel milieu à tel autre, même si cela nous semble a priori absurde, demande un effort de décentrement par rapport à notre propre point de vue. Je ne sais pas dans quelle mesure les êtres humains peuvent être des gestionnaires bienveillants, altruistes, de la maison commune ; mais, ce que je sais, c’est qu’à moins d’une guerre nucléaire ou de quelque épidémie éradicatrice, ils en seront les gestionnaires. Nous devons donc nous battre pour qu’ils soient les gestionnaires les meilleurs qu’ils peuvent être. Il faut non seulement qu’ils professent une bonne volonté abstraite, mais s’ils ne veulent pas devenir des tyrans, il faut aussi qu’ils apprennent constamment à regarder les autres – les autres animaux –, à les écouter, à les croire, à respecter leur différence, et à n’intervenir qu’avec humilité. L’écologie, je pense, peut être en ce sens une contribution clé, par le décentrement et l’humilité auxquels elle nous appelle. Si on imagine que les êtres humains règlent leurs conflits internes, et acceptent de reconnaître leur responsabilité envers les autres habitants, alors l’écologie, l’exploration effective des autres mondes que le nôtre, sera le grand projet de demain.
Contre nature ne partage pas nécessairement le point de vue de ses contributrices et contributeurs. Si vous souhaitez critiquer, développer ou échanger sur cet article, n’hésitez pas à le faire sur notre page Facebook et notre compte Twitter. Pour proposer un texte pour publication, prenez connaissance de nos directives de publication puis contactez-nous.