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Patria

naissance, nation, patrie et mère nature

Le terme de nature désigne non seulement le monde non humain, mais aussi tout aussi bien « un principe considéré comme produisant le développement d’un être et réalisant en lui un certain type », une notion d’origine vitaliste et animiste (d’où l’idée que la Nature est un immense vivant intelligent). De par leur racine, les notions de nation ou de mère-patrie apparaissent parallèles à celle de mère-nature…


Ce texte est extrait du chapitre « Sur la notion de “Nature” du XVIe au XVIIIe siècle » (écrit en 1959), de la partie II du livre de Robert Lenoble, Histoire de l’idée de Nature, paru en 1969 aux éditions Albin Michel. Nous remercions ici ces dernières pour l’aimable autorisation de reproduction du texte, ainsi que Pascal Luccioni pour avoir bien voulu commenter les locutions latines et les termes grecs.

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n même temps qu’il s’applique à l’ensemble des choses, le terme de Nature désigne aussi, disions-nous, « un principe considéré comme produisant le développement d’un être et réalisant en lui un certain type ». Or ce nouveau sens, si nous le trouvons retenu par les philosophes, nous oblige à remonter en histoire beaucoup plus haut encore que nous ne l’avons fait, jusqu’aux plus anciens essais tentés par l’homme pour comprendre le monde qui l’entoure.

La « nature » principe du développement d’un être est en effet une notion d’origine vitaliste et animiste. En ce sens, le mot latin de natura se rattache à la racine nasci (naître) et signifie d’abord : action de faire naître, croissance, la « nature » d’un être étant un sens dérivé et figuré de ce premier sens. Une origine toute semblable se retrouve d’ailleurs en grec : φύσις, de φύειν[1] phuein, « engendrer » [nde]., engendrer. Rappelons-nous aussi que la Nature, ensemble des choses, n’est qu’une extension au tout de cette explication vitaliste de la production des individus : d’où l’idée commune dans l’Antiquité que la Nature est un immense vivant et un être intelligent : Platon a parlé de l’Âme du monde et n’avait pas inventé cette notion ; elle traverse l’Antiquité et inspire encore le naturalisme de la Renaissance. Enfin, et ce rapprochement achève de nous éclairer, la natura désigne aussi les organes de la génération, principalement les organes féminins. Remarquons aussi que la forme natio-onis a pour sens originel, elle aussi, naissance ; par sens dérivé, par personnification et déification, elle désigne la nation, ou, si l’on veut, la patrie, la terre des pères[2] Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, art. Nature, 1932..

Nous touchons ici aux racines qui élaborent les concepts en apparence les plus distincts et nous montrent comment parfois ils rationalisent diversement un même tuf affectif. Avant même de prendre conscience de sa destinée individuelle, l’homme se sent un maillon d’une vie qui le dépasse. Sa naissance, natio, est en même temps ce qui lui donne la vie et qui lui apporte, avec la vie et comme elle, une structure qu’il reçoit sans l’avoir voulue, une nature. Il appartient à ses parents et, par-delà ses parents, à ce groupe humain où ses ancêtres se sont relayés de naissance en naissance, la nation. Les autres êtres sont nés comme lui et chacun d’eux possède aussi sa nature. Et, comme la nation est l’ensemble des humains qui donnent la vie, ainsi la Nature est encore ce grand vivant par qui chaque être existe. Les expressions « Enfants de la Patrie », « Mère Nature », Natura mater, expriment aussi nettement qu’on peut le souhaiter le rigoureux parallélisme de ces deux développements, social et cosmique, du même thème de l’appartenance par la naissance, donc par la race. Pour que sur chaque ligne soit atteint le terme de ce développement : la natio, unité de tous les parents, la natura, unité de tous les êtres apparus, il faut que l’une et l’autre aient progressé de pair : ce n’est pas par hasard, disions-nous, qu’à la même époque, dans la Grèce du Ve siècle avant Jésus-Christ, se formulent en même temps les deux notions de φύσις et de cité, de loi naturelle et de loi civile. Ce synchronisme n’a rien d’un accident particulier à la Grèce ; on le retrouve jusqu’en Chine et chez presque tous les peuples ; les historiens et les juristes en ont souvent fait la remarque[3] René Berthelot, La pensée de l’Asie et l’astrobiologie, Payot, Paris, 1972 [1938] ; Henri Decugis, Les étapes du droit. Des origines à nos jours, Librairie du Recueil Sirey, Paris, 1946.

Nature, naissance. […] nous verrons que, de fait, la notion d’inertie, ou tout simplement la distinction nette du vivant et du non-vivant, a mis de longs siècles à se former : la mythologie est l’affirmation de la vie et de la conscience des choses, la doctrine de l’Âme du monde ne sera vraiment éliminée qu’au XVIIe siècle ; jusqu’à la même époque, les géologues, si l’on ose donner ce nom à ceux qui étudient déjà les pierres et les métaux, croient communément à la génération des pierres. Aujourd’hui encore, ne distinguons-nous pas par le même mot, genre, cet ordre qui définit pour chaque être sa nature et l’acte qui l’engendre à la vie, genus[4] « famille ; ce qui a ensemble un air de famille ; genre », mais non dans le sens de gender, ni dans le sens technique de « genre littéraire ». [nde]., gignere[5] « engendrer » [nde]. ? Par le latin et le grec, cette communauté de radical va jusqu’au sanscrit[6] Littré, Dictionnaire de la langue française, art. Genre.. Nous sommes là devant l’une des données essentielles de la spéculation humaine.

En précisant les origines psychologiques du second sens du mot nature : principe du développement d’un être et de sa constitution dans un type déterminé, cette donnée éclaire singulièrement ce que nous avons déjà dit du premier sens du même terme : Nature, ensemble des choses.

Ainsi le premier contact de l’homme avec la Nature n’a certainement pas été celui d’une pensée avec des choses, mais celui d’un vivant isolé, faible, démuni de tout et riche de besoins, avec un immense vivant, infiniment plus fort et plus stable que lui, donc infiniment respectable, principe de sagesse en même temps que de jouissance. L’homme se repose d’abord sur la Nature comme sur ses parents, d’où l’expression persistante de Natura mater…

 

Crédit photo : Le Monument aux Martyrs de la révolution de 1830 (Bruxelles), auteur inconnu



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    Notes et références

    Notes et références
    1 phuein, « engendrer » [nde].
    2 Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, art. Nature, 1932.
    3 René Berthelot, La pensée de l’Asie et l’astrobiologie, Payot, Paris, 1972 [1938] ; Henri Decugis, Les étapes du droit. Des origines à nos jours, Librairie du Recueil Sirey, Paris, 1946
    4 « famille ; ce qui a ensemble un air de famille ; genre », mais non dans le sens de gender, ni dans le sens technique de « genre littéraire ». [nde].
    5 « engendrer » [nde].
    6 Littré, Dictionnaire de la langue française, art. Genre.

    Robert Lenoble (1902-1959), prêtre, historien et philosophe des sciences, spécialiste de Mersenne ; son Esquisse d’une histoire de l’idée de Nature (inachevée) a été publiée en 1968 aux éditions Albin Michel.