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prédations

Ils disent que c’est la vie

Ils disent que la mort fait partie de la vie

Ils disent c’est la nature qui veut ça.

Voilà à peu près ce qu’ils disent.


Ce beau poème de Nicolas Steffen, très expressif et à la signification limpide, est tiré du magnifique recueil de poésie engagée qu’il a publié en 2022, Au-delà de cette frontière[1]Nicolas Steffen, Au-delà de cette frontière, Éditions des Sables, 2022 Pour se procurer le livre : En Suisse : chez votre libraire préféré ou sur commande auprès de la maison d’édition … Voir plus.

 

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Depuis quelques jours en ville

On peut voir d’immenses affiches publicitaires

Certaines roses

D’autre bleues

Pour une expo intitulée Prédations.

Une exposition – comme le titrent les journaux

« À dévorer à pleines dents ».

On y va en famille

Voir comment les uns tuent les autres

Voir comment les uns sont tués par les autres

Ceux traqués jusqu’à l’épuisement

Ceux étouffés lentement

Ceux avalés vivants.

On aurait aussi pu appeler cette exposition Fascination.

Ou plus sobrement Respect.

 

Je sais que je ne suis pas le seul enfant

À m’être dit

Devant des animaux traqués :

On ne peut pas laisser faire

– Il faut les aider.

Mais les parents sont là pour veiller

Les parents expliquent ce qu’on leur a expliqué

Ça les fait même sourire – tant de naïveté.

Ils disent que c’est la vie

Ils disent que la mort fait partie de la vie

Ils disent c’est la nature qui veut ça.

Voilà à peu près ce qu’ils disent.

Ils répètent ce que les professeurs ont dit

Qui répètent ce que les experts ont dit

Et à la fin l’enfant ne dit plus rien.

Il apprend – à son tour

Ce que veut la nature.

Comme si la nature était quelqu’un

Et même quelqu’un de plutôt extraordinaire.

Comme si la nature avait un plan

Un bon plan.

 

Comme si ce qui existe ne se « contentait » pas d’exister

Comme si ce qui existe avait une bonne raison d’exister.

Comme si chaque organisme était là pour remplir une case

Comme si un rôle avait été assigné à chacun :

Comme s’il fallait qu’il y ait des proies et des prédateurs

Des tueurs et des tués

Comme s’il fallait que les individus qui vivent sur cette planète

S’entredévorent

Comme si la maladie la faim la soif le stress la peur

Étaient indispensables

Nécessaires à la réalisation de Son idée derrière la tête ;

Comme si c’était là un monde idéal

Un monde bien fait.

Comme si on ne pouvait imaginer mieux.

Comme si le penser

Était déjà présomptueux.

 

Alors l’enfant La regarde à l’œuvre

Sans rien dire.

Maintenant il trouve ça normal

Il a appris la chaîne alimentaire

Les écosystèmes

Cette fragile merveille

Leur fantastique équilibre.

Maintenant il a appris

Un seul maillon manque

Et tout est déréglé ;

Il a appris qu’on ne touche pas

L’œuvre de la Grande Architecte

Sous peine de tout foutre en l’air ;

Il a appris l’importance des prédateurs

Appris que sans eux

Les proies se mettraient à se multiplier

À tout bouffer

Et alors quid du fameux équilibre ?

– Et quid de l’évolution

De leur propre évolution ?

 

Tout cela

Pendant que les humains passaient de 650 millions

À 7 milliards d’individus en 250 ans.

Tout cela

Pendant les millions d’hectares brûlés chaque année

Pendant le saccage des habitats des autres populations

Pendant l’accaparement des terres

Pendant l’anéantissement de centaines d’espèces

Pendant la pollution planétaire des sols et de l’air.

Tout cela

Pendant qu’ils réduisaient leurs prédateurs naturels

À néant ;

Qu’ils luttaient contre les maladies naturelles

À coup de vaccins d’antibiotiques et de chimiothérapie ;

Qu’ils soustrayaient les naturellement plus faibles

Les moins chanceux

Les moins adaptés d’entre eux

Aux griffes de la nature.

Bref

L’enfant a appris à voir le monde comme un homme.

 

Maintenant il ne se dit plus :

Si Dieu (ou la Nature) existait

Il faudrait qu’il soit sacrément méchant

Sacrément sadique

Pour imaginer un monde pareil

À ce point violent

À ce point rempli de souffrance ;

Il faudrait qu’il soit sacrément cruel

Pour créer des individus sensibles

Faits pour en tuer d’autres

Faits pour être traqués et mangés par d’autres ;

Quel être – quelle volonté suffisamment cinglée

Méchante

Aurait l’idée de créer un monde semblable

Si on lui donnait la possibilité d’en créer un nouveau ?

 

Maintenant

Il ne se dit plus rien.

Il peut à son tour emmener ses enfants à l’expo.

Il peut leur faire voir les films où les petits se font dévorer

Où les moins malins

Les moins adaptés

Les moins chanceux

Les moins rapides se font lacérer – à bout de souffle

Par une meute de griffes.

Maintenant

L’idée qu’il faudrait venir en aide aux victimes ne lui vient plus à l’esprit.

Maintenant il les appelle proies.

Où il y a la détresse la souffrance et la mort

Il a appris à dire beauté ordre des choses et harmonie.

 

 

 

Crédit photo : Les grands poissons mangent les petits est un dessin à la plume et au pinceau de Pieter Bruegel l’Ancien réalisé en 1556.



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    Notes et références

    Notes et références
    1 Nicolas Steffen, Au-delà de cette frontière, Éditions des Sables, 2022
    Pour se procurer le livre :