Nature et religion
C’est une idée aujourd’hui profondément ancrée que la nature s’oppose à la religion comme le progressisme s’oppose à l’obscurantisme. Selon Clément Rosset, il se pourrait pourtant que l’idée de nature, non seulement ne fasse que substituer une religion à une autre, mais encore en revienne toujours, sous couleur de lutter contre la superstition, à une source de toutes les représentations religieuses, accomplissant ainsi deux grands pas en arrière pour un petit pas en avant.
Ce texte reprend intégralement le chapitre II de L’anti-nature de Clément Rosset, paru aux Presses universitaires de France en 1973 (réédité en 1986) dans la collection « Quadrige ». Son ouvrage constitue la plus complète et profonde analyse philosophique de l’idée de nature dont nous ayons connaissance. Nous remercions les Puf de nous avoir autorisés à reproduire ce chapitre.
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L’idée de nature a souvent été considérée comme une arme efficace, et peut-être même la plus efficace des armes, contre toutes les formes de superstition et de croyance religieuse. Dès l’Antiquité, il était courant d’opposer les représentations naturalistes aux représentations religieuses (ainsi chez Lucrèce et Cicéron) ; à partir du XVIIIe siècle, l’idée de nature fait volontiers figure d’arme absolue contre la religion. Toute religion implique la croyance en une surnature ; on estimera l’avoir terrassée lorsqu’on aura montré que tout ce qui existe – y compris les pensées, les rêves, les désirs des hommes – peut s’interpréter à partir de causes purement naturelles : « Tout cela n’est que l’œuvre de la nature, Balbus, de la nature ».[1] Cicéron, De natura deorum, III, 11., réplique Cotta à Balbus s’extasiant devant les merveilles de l’univers et voulant y lire l’œuvre d’un dieu aussi habile que bienveillant. Si c’est la nature qui fait tout, Dieu devient inutile et la religion a vécu – à moins qu’il ne s’agisse que d’un changement purement terminologique, et qu’on assiste là à une restructuration de l’idéologie religieuse à partir d’un nouveau vocable de base : ce n’est pas le cas chez Lucrèce, mais c’est certainement le cas chez le néo-académicien Cotta, comme c’est le cas chez tous ceux qui n’ont rejeté la superstition qu’au prix de la constitution d’une idéologie naturaliste. Quoi qu’il en soit, c’est une idée aujourd’hui encore profondément ancrée dans la plupart des consciences que la nature s’oppose à la religion comme le progressisme s’oppose à l’obscurantisme : on estimera volontiers que les périodes de progrès intellectuel et social ont été des périodes de mise en échec de l’idéologie religieusé au nom de la nature, témoins la Renaissance ou l’Aufklärung du XVIIIe siècle. Rien de plus ambigu pourtant que cette prétention critique de la part de l’idée de nature : il se pourrait que celle-ci, non seulement ne fasse que substituer une religion à une autre, mais encore en revienne toujours, sous couleur de lutter contre la superstition, à une source à la fois très générale et très vive de toutes les représentations religieuses, accomplissant ainsi deux grands pas en arrière pour un petit pas en avant. Selon une perspective naturaliste, l’idée de nature succède à l’idée de surnature et se trouve investie d’une fonction critique à l’égard de cette dernière. Aux yeux d’une philosophie non naturaliste, cette proposition n’a de sens qu’inversée : l’idée de nature précède l’idée de surnature et, loin de la critiquer, la favorise pour cette simple raison qu’elle est seule à la rendre possible. En effet : 1) l’idée de surnature suppose l’idée de nature (c’est-à-dire que soit donné un certain ordre sur fond duquel certains événements dits surnaturels puissent prendre relief) ; 2) l’idée de causes surnaturelles n’est possible qu’à partir de l’idée de « causes naturelles », qui autorise à interpréter tout phénomène comme le « résultat » d’un principe ou d’une série de principes : l’explication naturaliste des phénomènes apparaît dès lors comme le modèle idéologique dont s’inspirent toutes les explications, y compris les explications religieuses.
Une interprétation religieuse du monde n’est possible que s’il y a un monde à interpréter, c’est-à-dire si ce qui existe doit son existence à des principes et sa durée à des forces, en jeu dans l’existence, qui lui permettent de survivre. L’idée de nature satisfait à cette double condition : étant à la fois le principe dont résultent les êtres (« raison » des choses) et la source à laquelle ils puisent l’énergie suffisante pour subsister et se développer (« force » naturelle). La nature délivre, d’ung même autorité mystique dont l’origine animiste est évidente, la raison des êtres et les conditions de leur durée : dans le cas de l’herbe qui pousse, elle est origine de structure formelle comme de développement temporel, fournissant à lherbe à la fois sa forme et sa force. À ce titre, l’idée de nature peut être considérée comme une sorte de donné idéologique de base, pouvant (et devant) être indifféremment utilisé par toute la gamme des idéologies existantes : elle en fournit, dans tous les cas, la première pierre. Arme donc au service de la religion, que certains philosophes n’ont pu prétendre diriger contre elle que pour avoir hâtivement assimilé la religion à certaines institutions périssables et pour avoir ignoré la profondeur de leur propre religiosité. Ce qui est contraire à l’idée de nature n’est pas l’idéologie religieuse mais, à l’opposé, la pensée matérialiste, qui refuse de voir dans l’existence tant l’effet de forces que le résultat de principes : pour rendre compte de ce que les hommes appellent la nature, le matérialisme se contente d’invoquer deux « refus de principe » qui sont l’inertie (refus d’introduire l’idée de force dans l’existence) et le hasard (seul apte à rendre compte de la possibilité des productions sans entorse au principe d’inertie). L’idée de nature n’a donc de portée critique qu’à l’égard du matérialisme, qu’elle peut réussir à ébranler par sa suggestion constante de forces animant silencieusement le devenir du monde et en constituant les ressorts invisibles : intuition qui est, en revanche, à la base des interprétations religieuses (puisque lui offrant, précisément, quelque chose à interpréter). Le célèbre mot de Diderot dans l’Entretien avec d’Alembert, qu’un biologiste contemporain, F. Jacob, a inscrit en épigraphe à sa Logique du vivant, est une expression précise de cette illusion naturaliste consistant à prétendre tabler sur la nature pour démanteler la religion : « Voyez-vous cet œuf ? c’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre »[2] Entretien entre d’Alembert et Diderot, in Œuvres philosophiques, Garnier, édit. P. Vernière, 1967, p. 274.. Un matérialiste rigoureux (tel n’était pas Diderot) tiendrait un langage exactement opposé : c’est dans cet œuf que théologies et temples ont toujours pris leurs premières et meilleures assises. Diderot atteste d’ailleurs lui-même cette connivence entre l’idéologie naturaliste et l’idéologie religieuse : « Les subtilités de l’ontologie ont fait tout au plus des sceptiques ; c’est à la connaissance de la nature qu’il était réservé de faire de vrais déistes »[3] Pensées philosophiques, XIX, 1746..
Les diverses idées naturalistes se présentent généralement comme autant de « progrès » à l’égard des différentes superstitions religieuses dans la mesure où elles suggèrent. que le monde, qu’on croyait être l’œuvre de Dieu, a pu se faire « tout seul ». Ce en quoi elles accordent le point principal de l’idéologie religieuse, à savoir qu’il « se fait » quelque chose, qu’il y a un « monde » de fait. La question fondamentale, à laquelle matérialisme et idéologie religieuse apportent des réponses divergentes, n’est pas de savoir si ce qui existe est l’œuvre de Dieu ou de la nature, mais si on peut considérer ce qui existe comme quelque chose de fait. Estimer qu’il y a quelque chose de fait signifie estimer que ce qui existe ne peut exister que dans la mesure où il est le résultat d’un « faire » : que le monde n’est pas un assemblage hasardeux, mais un produit fabriqué, même si aucun fabricateur ne peut être désigné à l’origine de cette fabrication. Religion et naturalisme, qui ont en commun cette intuition d’un faire à l’origine de l’existence, se trouvent investis d’une même signification idéologique ; l’idéologie religieuse se réduit même à un épiphénomène de l’idéologie naturaliste, puisque la première ne met en question que la personnalité de l’acteur, alors que la seconde introduit la notion d’acte, sans laquelle il ne saurait y avoir d’interrogation quant aux acteurs. L’effacement de Dieu, dans une philosophie naturaliste, marque d’ailleurs plutôt un succès qu’un échec de la religion, dont il constitue une sorte d’aboutissement qu’on pourrait dire « naturel ». Le passage du « se fait par Dieu » au « se fait tout seul » n’est en effet qu’une anecdote, qu’un accident de croissance, assez analogue au passage de l’état théologique à l’état métaphysique dans la théorie d’Auguste Comte : adolescence de l’idéologie religieuse, dont les fondements naturalistes sont considérés comme suffisamment solides pour pouvoir se passer désormais de la référence au père (ce qui signifie que l’idéologie religieuse est assez forte pour voler de ses propres ailes : elle n’a plus même besoin de Dieu). Le progrès dont parle Auguste Comte – qui a justement décrit l’état métaphysique comme une simple prolongation de l’état théologique : « Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante »[4] Cours de philosophie positive, 1re leçon. – est rigoureusement superposable au progrès consistant à passer de l’idéologie religieuse à l’idéologie naturaliste : dans les deux cas, « progrès » signifie développement « naturel » de la religion, et non un pas vers le matérialisme. L’idéologie naturaliste peut être ainsi considérée comme l’idéologie religieuse parvenue à l’âge adulte, trouvant dans l’idée de nature confirmation et consolidation de ses présupposés de base. C’est pourquoi l’idée de nature, même s’il a pu lui arriver de ne s’exprimer que postérieurement à certaines idées religieuses, précède toujours nécessairement, à un niveau inconscient ou du moins inexprimé, les constructions de la religion. Les présupposés de base de l’idéologie religieuse ne sont autres, en effet, que des présupposés naturalistes, qui apparaissent ainsi comme le noyau de toute religion : l’invention du monde (idée de nature) précède nécessairement l’invention d’un dieu à l’origine du monde (idée religieuse).
Le « matérialisme » de Diderot illustre assez bien ce mouvement de régression de l’idéologie religieuse vers l’idéologie naturaliste. Matérialisme qui demeure idéaliste parce qu’il est avant tout naturalisme – à la différence du matérialisme de La Mettrie, d’Helvétius et, dans une moindre mesure, de d’Holbach – et en vient ainsi à pratiquer une opération idéologique exactement opposée à une réduction matérialiste : loin de privilégier le principe d’inertie, il élève la matière à la dignité métaphysique d’une nature en subordonnant toute existence à des principes de sensibilité et de vie. Extrémisme idéaliste, en un certain sens : il n’est plus rien de matériel aux yeux de Diderot – au sens où matière signifierait inertie – puisque la matière est conçue comme originellement vivante. Lorsque Diderot assimile l’homme à une statue[5] Entretien entre d’Alembert et Diderot, in Œuvres philosophiques, éd. citée, pp. 259 sq., il entend, non pas nier une spécificité de la vie humaine en réduisant celle-ci au principe d’inertie, mais au contraire affirmer que la statue vit à sa manière : loin de faire mourir l’homme il ressuscite le marbre, appelant à la vie toutes les formes d’existence, qu’il intègre dans une sorte d’animisme cosmique directement tributaire de représentations métaphysiques et naturalistes. Si le matérialisme consiste, comme le pensait Auguste Comte, à rendre compte du supérieur par l’inférieur, Diderot apparaît comme l’antimatérialiste par excellence : car la réduction de tous les paliers d’existence à un même niveau (qui est l’opération caractéristique du matérialisme) s’effectue, chez Diderot, au bénéfice du niveau supérieur. C’est la vie qui contrôle l’existence et connaît de toutes ses formes – la vie n’est pas une variété de la mort, comme le dira Nietzsche ; c’est plutôt la mort (l’apparente inertie matérielle) qui est une variété de la vie. Cette vitalisation de la matière est une expression très vigoureuse de l’idéologie naturaliste ; elle constitue chez Diderot non un matérialisme, mais un « pan-naturalisme » au gré duquel il n’est aucune forme d’existence qui ne vive, et qui ne doive cette vie à sa participation à la nature : toujours la nature bat au cœur de la matière ; sans la grâce de ce principe d’ordre mystique et physiologique, rien ne peut venir à l’existence. D’où la gêne de Diderot lorsqu’il se trouve en présence d’une pensée matérialiste qui n’accorde aucun rôle aux idées de force et de tendance et, par voie de conséquence, en accorde beaucoup aux idées d’inertie et de hasard : comme en témoignent ses réticences à l’égard d’Helvétius, que Diderot a colligées dans sa longue Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé « L’homme ». Les deux objections fondamentales de Diderot à l’encontre d’Helvétius – outre le reproche permanent d’une tendance à la systématisation et à la généralisation : Helvétius « exagère » – concernent bien, en effet, le double thème de l’inertie et du hasard. Diderot se refuse à admettre que la matière puisse s’organiser en vie à partir du seul principe d’inertie : l’« organisation », qui permet de passer de l’inertie à la vie, à son mystère et sa vérité métaphysique, dont la matière inerte ne suffira jamais à rendre compte. « La liaison nécessaire de ce passage [de l’« état d’inertie » à l’« état de sensibilité et de vie »] m’échappe », déclare Diderot[6] Réfutation, commentaire à la p. 103 de l’ouvrage d’Helvétius, in Œuvres Philosophiques, éd. citée, p. 566. : mais il n’en tient pas moins pour évident que, dans certaines opérations de la nature, la matière est seulement « inerte en apparence »[7] Ibid., p. 566., et que « l’organisation ou la coordination de parties inertes ne mène point du tout à la sensibilité »[8] Ibid., p. 566.. Pour faire de la vie avec de l’inertie, il faut donc le secours d’un principe transcendant toute matière : Diderot, qui se souvient d’ailleurs, tout au long de ces pages, de l’idéalisme de Platon dans le Théétète[9] Notamment dans les commentaires aux pp. 151 et 152 de l’ouvrage d’Helvétius., annonce également ici la différenciation métaphysique de Bergson entre l’inerte et le vivant. D’où le statut non matériel, et spiritualiste, de l’idée d’organisation chez Diderot, qui marque une frontière métaphysique entre les divers paliers d’existence et, notamment, entre les diverses espèces vivantes : aussi l’idée d’un parallélisme entre, par exemple, les chiens et les docteurs en Sorbonne, qui tente Diderot à plusieurs reprises, doit-elle en définitive être abandonnée en raison de cette différence d’organisation qui n’est autre qu’une différence de « nature »[10]« Quelle différence mettez-vous entre l’homme et la brute ? – L’organisation. – En sorte que si vous allongez les oreilles d’un docteur de Sorbonne, que vous le couvriez de … Voir plus.
– Ce refus du principe d’inertie se double d’un refus de l’idée de hasard, laquelle permettrait seule de concevoir un passage de l’inerte au vivant sans le secours d’un référentiel métaphysique. D’où une réfutation générale du hasard selon Helvétius, qui revient à reprocher à Helvétius de parler de hasard là où, selon Diderot, il convient de diagnostiquer les effets d’une nature, en l’occurrence de la nature géniale de certains esprits. « Et l’auteur appelle cela un hasard », répète ironiquement Diderot – « cela » désignant les principales découvertes scientifiques des XVIIe et XVIIIe siècles : « En vérité, cela fait pitié. Dites-lui : C’est la nature, c’est l’organisation, ce sont des causes purement physiques qui préparent l’homme de génie, ce sont des causes morales qui le font éclore ; c’est une étude assidue, ce sont des connaissances acquises qui le conduisent à des conjectures heureuses ; ce sont ces conjectures vérifiées par l’expérience qui l’immortalisent. Il vous répondra : « Moi, je ne vois dans tout cela qu’un enchaînement de hasards, dont le premier est son existence et le « dernier sa découverte » »[11] Ibid., p. 618..
Cette ambiguïté du matérialisme de Diderot est le reflet d’un état d’esprit métaphysique qui fut celui de tout son siècle et transparaît d’ailleurs de manière beaucoup plus franche chez la plupart de ses contemporains. L’idéologie dominante au XVIIIe siècle, qui instruit le procès de la religion chrétienne au nom d’un certain nombre d’intuitions naturalistes, célèbre en fait des retrouvailles avec la source vive de toute religion et marque une rupture avec un siècle d’irréligion foncière qui fut le XVIIe siècle, tout au moins dans sa première moitié. Les principaux systèmes philosophiques ayant vu le jour dans la première moitié du XVIIe siècle sont en effet caractérisés, non seulement par une critique du naturalisme aristotélicien, mais encore par une indifférence généralisée à l’égard de toute idée de nature : c’est l’artifice qui, chez Bacon, chez Hobbes, chez Baltasar Gracian, bientôt chez Pascal, prend en charge la tessiture de l’être ; et, pendant quelques disaines d’années, les artifices de la « nature » seront assimilés aux artifices de l’art, sans qu’aucun privilège métaphysique soit accordé au travail de la nature par rapport au travail de l’art. Cette indifférence à l’idée de nature est l’expression d’une très profonde crise religieuse qui atteint la religion dans ses œuvres vives et ses assises secrètes, et qui ne trouve de précédent que dans la philosophie préplatonicienne et préaristotélicienne, particulièrement dans la pensée sophistique. Crise manifeste dans la philosophie des cinquante premières années du XVIIe siècle, mais aussi dans un certain nombre de courants littéraires et culturels : préciosité, mouvement libertin, pessimisme « épistémologique » dés principaux écrivains français et européens qui, de Shakespeare à Molière, refusent toute crédibilité aux idées de nature et de raison naturelle, et recherchent un art de vivre, ainsi qu’une pratique « raisonnable » de la raison, dans la seule assomption de l’artifice et du hasard [12] Le hasard, selon Clément Rosset, est ce qui hors ordre, hors finalité, hors sens. Nds.. Ce refus d’interpréter l’existence à l’aide de référentiels métaphysiques en prétendant par exemple y déchiffrer le texte d’une nature, traduit un essoufflement provisoire de l’imagination tant religieuse que naturaliste et ouvre une crise intellectuelle qu’annonçait déjà, au siècle précédent, le scepticisme de Machiavel et de Montaigne. D’où, au début du XVIIe siècle, un intermède purement matérialiste dans l’histoire de la philosophie, rendu possible par l’hiatus séparant la ruine du naturalisme aristotélicien de la reconstitution d’une idéologie naturaliste, laquelle, préparée dès le XVIIe siècle par Descartes et Locke, triomphe définitivement au XVIIIe siècle. Restaurer le naturalisme aristotélicien à partir de bases épistémologiques rénovées, telle fut en effet l’entreprise fondamentale de Descartes qui aboutit, à partir du XVIIIe siècle, à la renaissance d’une sensibilité naturaliste marquant la fin d’une courte mais féconde ère d’artificialisme et d’irréligion. Que le grand siècle de l’irréligion en Europe ait été, non le XVIIIe, mais le XVIIe, est, on le sait, une évidence encore peu reconnue.
Il y eut au moins un philosophe au XVIIIe siècle pour diagnostiquer, dans les critiques de la religion menées au nom de la nature, les effets d’un retour en force de la religion et la restauration des fondements sempiternels de l’idéologie religieuse : David Hume dans les Dialogues sur La religion naturelle. Le thème central de ces Dialogues est que la plus profonde religiosité ne réside pas dans l’idée de Dieu mais dans-celle de nature : aussi Hume critique-t-il, plus .que les théologiens traditionnels personnifiés dans les Dialogues par Déméa, ces nouveaux prêtres que sont les chantres de l’idée de nature, personnifiés par le théiste Cléanthe. Telle que la conçoit Hume, la critique de la religion va exactement à l’encontre de la critique de la religion telle qu’elle se pratiquait habituellement au XVIIIe siècle : elle ne consiste pas à substituer l’idée de nature à une idéologie réputée illusoire ou obscurantiste, mais à critiquer toute forme d’idéologie. Le théisme est une semi-option qui essaie de se glisser entre l’option matérialiste et l’option théologique, se recommandant d’une nature qui se tiendrait à mi-chemin entre le hasard et l’ordre divin. Solution bâtarde, qui ne se résout pas à rompre ses attaches théologiques tout en se donnant le luxe de déguiser sa religion en rationalisme : cette manière de composer avec le hasard par le biais de l’idée de nature est, en fait, un compromis avec Dieu. Ce qui signifie qu’il n’y a point de nature sans Dieu – comme en témoigneraient, s’il en était besoin, les hommages publiquement rendus par Rousseau et Robespierre à la nature et à l’Être suprême : dès lors que ce qui existe doit son existence à autre chose qu’à soi-même, on a affaire à une vision théologique et il importe en vérité assez peu que ce principe, qui précède et rend possible l’existence, s’appelle Dieu ou nature. Tel que le décrit M. Eliade, l’homo religiosus est d’abord et avant tout un homo naturalis : « Pour l’homo religiosus, l’essentiel précède l’existence. Ceci est vrai aussi bien pour l’homme des sociétés « primitives » et orientales que pour le juif, le chrétien et le musulman. L’homme est tel qu’il est aujourd’hui parce qu’une série d’événements ont eu lieu ab origine. Les mythes lui racontent ces événements et, ce faisant, lui expliquent comment et pourquoi il a été constitué de cette façon: pour l’homo religiosus l’existence réelle, authentique, commence au moment où il reçoit la communication de cette histoire primordiale et en assume les conséquences »[13] Aspects du mythe, Gallimard, coll. « Idées », 1963, p. 116.. L’idée qui commande toute vision mythique et religieuse étant ainsi celle d’un « avant » ayant rendu possible l’existence d’un « maintenant », il est aisé de montrer que l’intuition de cet « avant » – d’un principe à l’origine des existences – est une intuition naturaliste avant d’être une intuition proprement religieuse : l’idée de nature figurant elle-même un « avant » qui rend possibles tous les « maintenant » de la religion.
Le lien indissoluble qui rattache la religion à l’idée de nature explique en outre l’inattaquable prospérité des idéologies religieuses et l’échec assuré de toute entreprise consistant à lutter contre une religion en s’attachant à démystifier ses productioris spécifiques : car la mort d’une religion n’a jamais entraîné la ruine de l’idée de nature, qui est la source commune à laquelle puisent toutes les religions. On a souvent remarqué – Hume, Lénine, Proust notamment – que la destruction d’un « corps idéologique » était sans dommage pour l’idéologie lui ayant donné naissance, laquelle se reconstitue immanquablement autour d’un nouveau centre et s’empare de nouveaux tissus : l’exemple le plus marquant, dans la philosophie contemporaine, de cette aptitude de l’idéologie à se reconstituer spontanément étant l’intégration de la philosophie de Marx, critique de toute idéologie, dans un certain nombre d’idéologies marxistes. Les productions idéologiques sont ainsi comparables aux formations métastatiques dans l’évolution des cancers : jugulées dans une certaine zone, elles reprennent naissance dans une zone plus ou moins éloignée du foyer primitif. Tout se passe comme si la désorganisation cancéreuse était indifférente à la localisation des tissus qu’elle attaque ; exactement comme l’idéologie en général est indifférente au contenu des thèmes qu’elle « monte » en systèmes religieux, ne s’intéressant qu’à sa faculté d’intégrer des données éparses en un système d’ordre interprétateur et explicatif. L’idéologie (ou la religion) définit ainsi non un contenu de croyance – celui-ci périssable – mais le mode de la croyance elle-même – celui-ci impérissable – qui lui permet, quel que soit le « tissu » offert à son action, d’y déceler les traces d’un ordre ayant précédé et rendu possible son existence. Et, si l’on considère comme spécifique du « rationalisme » la volonté d’attribuer à toute existence une raison d’exister, on pourra en conclure que l’essence de la religion se confond avec l’essence du rationalisme (religion, rationalisme, naturalisme apparaissant finalement comme termes synonymes).
Contrairement à-ce qui a été assez généralement estimé, il semble bien que l’intuition majeure de Lucrèce, loin d’être une récusation de la religion au nom de la raison, ait été une très pénétrante assimilation de l’état d’esprit religieux à l’état d’esprit rationaliste ; et qu’en conséquence l’idée de nature – au sens d’une instance d’explication naturelle se substituant à l’interprétation religieuse – n’ait jamais tenu aucune place dans le De rerum natura[14]Cf. M. Conche, Lucrèce et l’expérience, Seghers, 1967, coll. « Philosophes de tous les temps »: G. Deleuze, appendice sur Lucrèce et le simulacre, in Logique du sens, Ed. de … Voir plus. La raison sur laquelle s’appuie, en effet, Lucrèce pour critiquer les représentations de la superstition (c’est-à-dire, notamment, les représentations naturalistes, au sens moderne du mot) ne participe pas d’un rationalisme conçu comme système d’explication des phénomènes : elle consiste, tout au contraire, à nier que les phénomènes soient justiciables d’une explication, et à faire de ce vœu d’explication l’expression d’un désir d’interprétation rationaliste qui caractérise, non la science et la raison, mais la religion et la superstition. La superstition demande des causes, alors que le propre de la raison véritable est de découvrir que les choses sont sans cause et de déceler, dans le vœu causal, la racine de l’angoisse religieuse, la source de ce « besoin métaphysique de l’humanité » dont parle Schopenhauer[15] Le monde comme volonté et comme représentation, chap. XVII des Suppléments.. D’où, chez Lucrèce, une très remarquable dénégation des faits mêmes dont la superstition demande raison : si rien n’explique rien, c’est qu’il n’y a rien à expliquer – c’est-à-dire qu’il n’est aucune « nature des choses » appelant, de la part de l’observateur, explicitation et interprétation. Car la superstition, avant de demander compte des différentes formes d’existence à une interprétation religieuse ou à une explication naturaliste, commence par décréter qu’il y a une « nature » de la vie, de la mort, de l’homme, du tonnerre, du vent ; alors que, pour Lucrèce, ces phénomènes, étant l’expression du hasard et de la convenance (ou de la disconvenance), sont sans nature comme ils sont sans cause : c’est la « nature » de l’homme que de n’avoir point de nature, c’est la « raison » du tonnerre et du vent que de n’avoir point de raison. On conçoit alors aisément l’indifférence de Lucrèce à l’égard de la pluralité des explications possibles pour tel ou tel phénomène, qui gêne la plupart des commentateurs : celle-ci ne signifiant pas une indécision scientifique attribuable à l’état de balbutiement de la physique gréco-romaine, mais bien une indifférence à l’idée de cause elle-même. Crois ce que tu voudras, c’est sans importance, semble dire sans cesse Lucrèce à Memmius, le dédicataire de son poème ; l’essentiel est de savoir que rien n’a décidé de la forme d’existence que nous envisageons, et qu’en conséquence tous les systèmes d’explication se valent, hormis celui qui voudrait faire dépendre ce phénomène d’un système de causalité contraignante, c’est-à-dire d’un dessein général. L’unique cause des phénomènes est une « anticause » : le hasard, apte à emprunter mille chemins, dont Memmius choisira, à son gré, celui qu’il préfère. Natura n’est donc qu’un mot utilisé par Lucrèce pour désigner l’absence de toute cause, c’est-à-dire l’absence de « nature », dans le sens métaphysique qui, à la suite d’Aristote, a fini par être attribué au terme et à la notion : mot invoqué pour dire que rien n’a été créé, que tout ce qui existe est production hasardeuse, indépendante, non de tout précédent, mais de toute origine et de toute raison. La recherche d’une raison des choses constitue en définitive le domaine privilégié de la religion aux yeux de Lucrèce, puisque cette recherche implique le désir de s’élever au-dessus de l’observation purement matérielle des phénomènes (désir d’élévation qui s’exprime précisément dans le mot de superstitio) ; et que cette raison soit réputée « naturelle », comme chez Aristote ou les Stoïciens, ne fait que confirmer l’option métaphysique. Nature, raison et dieux sont ainsi, pour l’auteur du De rerum natura, trois fantasmes voisins et interchangeables, également tributaires d’une affectivité fondamentalement religieuse qui se refuse à admettre que de l’existence – compte tenu de sa capacité de complaire ou de déplaire à l’homme – puisse se produire sans cause ni dessein.
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Notes et références
↵1 | Cicéron, De natura deorum, III, 11. |
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↵2 | Entretien entre d’Alembert et Diderot, in Œuvres philosophiques, Garnier, édit. P. Vernière, 1967, p. 274. |
↵3 | Pensées philosophiques, XIX, 1746. |
↵4 | Cours de philosophie positive, 1re leçon. |
↵5 | Entretien entre d’Alembert et Diderot, in Œuvres philosophiques, éd. citée, pp. 259 sq. |
↵6 | Réfutation, commentaire à la p. 103 de l’ouvrage d’Helvétius, in Œuvres Philosophiques, éd. citée, p. 566. |
↵7, ↵8 | Ibid., p. 566. |
↵9 | Notamment dans les commentaires aux pp. 151 et 152 de l’ouvrage d’Helvétius. |
↵10 | « Quelle différence mettez-vous entre l’homme et la brute ? – L’organisation. – En sorte que si vous allongez les oreilles d’un docteur de Sorbonne, que vous le couvriez de poil et que vous tapissiez sa narine d’une grande membrane pituitaire, au lieu d’éventer un hérétique, il poursuivra un lièvre, ce sera un chien ». (ibid., p. 582 ; commentaire à la p.151 de l’ouvrage d’Helvétius). |
↵11 | Ibid., p. 618. |
↵12 | Le hasard, selon Clément Rosset, est ce qui hors ordre, hors finalité, hors sens. Nds. |
↵13 | Aspects du mythe, Gallimard, coll. « Idées », 1963, p. 116. |
↵14 | Cf. M. Conche, Lucrèce et l’expérience, Seghers, 1967, coll. « Philosophes de tous les temps »: G. Deleuze, appendice sur Lucrèce et le simulacre, in Logique du sens, Ed. de Minuit, 1969, pp. 307-324 ; C. Rosset, appendice sur Lucrèce et la nature des choses, in Logique du pire, Presses Universitaires de France, 1971, pp. 123-144. |
↵15 | Le monde comme volonté et comme représentation, chap. XVII des Suppléments. |