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Et Dieu créa le chat !

L’écologie et la nature comme ordre divin

Les présupposés d’ordre naturel divin, puis d’équilibre naturel, ont façonné profondément l’écologie, une science qui peine à se défaire de l’emprise de présupposés métaphysiques ou religieux. En voici un rapide panorama historique !


Cet article de Daniel B. Botkin correspond au chapitre V, intitulé « Mountain Lions and Mule Deer: Nature as Divine Order » de son livre Discordant Harmonies: A New Ecology for the Twenty-first Century[1]New-York/Oxford, Oxford University Press, 1992 [1990].. Un livre d’un scientifique qui conteste les idées d’harmonie naturelle et d’équilibres écologiques, et qui préconise le développement d’une science écologique enfin débarrassée du naturalisme.

 

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Le monde en sa totalité est merveilleusement ordonné par la providence et la sagesse divines pour notre sécurité et notre protection à tous… Qui ne peut s’étonner de cette harmonie des choses, de cette symphonie de la nature qui semble vouloir le bien-être du monde ?

Cicéron, La nature des dieux (44 av. J.-C.)

 

Un univers ordonné

L’un des thèmes qui traverse l’écologie du vingtième siècle est l’idée d’un univers hautement ordonné présentant plusieurs caractéristiques importantes pour la vie : l’ordre est en soi extrêmement bien adapté au maintien de la vie, et la vie fait partie de la structure ordonnée, chaque espèce ayant son rôle dans la nature, une fonction nécessaire en tant que partie de l’entité globale. La perception que l’univers est remarquablement structuré et ordonné pour soutenir la vie a été exprimée au début du [XXe] siècle dans le livre The Fitness of the Environment de Lawrence Henderson[2] L. J. Henderson, The Fitness of the Environment (New York: Macmillan, 1913; Boston, Beacon Press, 1966).. Comme nous l’avons brièvement mentionné dans le premier chapitre, Henderson a réfléchi aux nombreuses façons dont la Terre possède les caractéristiques idéales pour favoriser la vie. Par exemple, il a évoqué les caractéristiques extraordinaires de l’eau qui rendent la vie possible, notamment son excellente capacité de stockage de la chaleur et les températures élevées requises pour faire fondre la glace et faire bouillir l’eau, deux caractéristiques qui lui permettent d’agir comme stabilisateur de température à la fois dans l’environnement et dans les organismes. L’eau fond à une température très élevée par rapport à d’autres petits composés. Comme la vitesse des réactions chimiques augmente avec l’élévation de la température, les réactions peuvent avoir lieu dans l’eau à des vitesses suffisantes pour permettre la vie telle que nous la connaissons. En revanche, d’autres petits composés, comme l’ammoniac, fondent à des températures beaucoup plus basses (-75°C pour l’ammoniac), et les réactions chimiques se dérouleraient donc extrêmement lentement dans l’ammoniac liquide. Contrairement à la plupart des matériaux, l’eau se dilate (c’est-à-dire qu’elle est moins dense) lorsqu’elle gèle, de sorte que l’eau solide flotte par-dessus l’eau liquide, ce qui a des implications importantes pour la vie. Henderson a raconté une ancienne expérience qui avait montré que si un récipient contenant de la glace au fond était rempli d’eau, l’eau au-dessus de la glace pouvait être chauffée et bouillie sans faire fondre la glace. Si tel était le cas dans la nature, la glace s’accumulerait progressivement au fond des lacs et des océans jusqu’à ce que « finalement, la totalité ou une grande partie de la masse d’eau… soit transformée en glace ». Puisque l’eau liquide est nécessaire pour maintenir les cellules vivantes, pour soutenir le cycle « météorologique » et pour stabiliser la température de la Terre, qui, à son tour, est importante pour la vie, alors « aucune autre substance connue ne pourrait être substituée à l’eau comme matière à partir de laquelle les océans, les lacs et les rivières sont formés » ou « comme substance qui parcourt le cycle météorologique sans affecter radicalement certaines des caractéristiques des conditions existantes les plus essentielles à la vie  »[3]Ibid, p. 108-9. Parmi les passages clés du livre de Henderson concernant les propriétés remarquables de l’eau, on trouve les suivants : « L’eau partage avec un très petit … Voir plus. L’eau est le « solvant universel », capable de maintenir de nombreux produits chimiques en solution de façon que les processus chimiques complexes de la vie puissent avoir lieu. Il suffit d’analyser l’urine humaine, suggère Henderson, dans laquelle il peut y avoir quatre-vingts composés dissous, pour voir que l’eau est un liquide merveilleux, parfait pour entretenir la vie.

Parmi les autres propriétés remarquables nécessaires au maintien de la vie que souligne Henderson, il y a celles de notre planète, qui est suffisamment grosse pour maintenir une atmosphère dans laquelle la vie peut évoluer et persister, qui est suffisamment proche du soleil pour être chaude mais qui ne l’est pas assez pour être brûlante, et qui tourne sur son axe de sorte qu’un côté ne devienne pas suffoquant tandis que l’autre resterait glacé. Le livre d’Henderson évoque l’image d’un univers qui manifeste un ordre extraordinaire à tous les niveaux, de la biochimie à l’astronomie, au-delà de la probabilité du simple hasard, et il laisse le lecteur avec une contradiction déroutante : la science était censée expliquer le monde qui nous entoure sans recourir à la finalité et à la religion, et pourtant, une analyse des découvertes scientifiques du XIXe et du début du XXe siècle, celles dont disposait Henderson au moment où il a écrit son livre, implique que les caractéristiques de notre planète et de notre univers semblent trop parfaitement conçues pour que la vie soit le fruit du hasard. L’univers semble être une machine élégamment complexe adaptée aux besoins de la vie[4]En ce qui concerne une vision téléologique de la nature et de l’univers, il existe l’idée récente d’un « principe anthropique », selon lequel les lois fondamentales … Voir plus.

 

Ordre et désordre sur le plateau de Kaibab

La perception de la nature comme étant très ordonnée était courante parmi les scientifiques, les naturalistes et les défenseurs de l’environnement au vingtième siècle. Non seulement l’environnement était considéré comme très ordonné, mais les espèces étaient perçues comme interagissant elles aussi de manière très ordonnée. Ce caractère ordonné était illustré par le rôle des prédateurs dans la nature, comme le révèle un cas célèbre de gestion de la population de prédateurs. Le déclin rapide de la population des cerfs mulets (mule deers) sur le plateau de Kaibab, dont la bordure fait partie du North Rim du Grand Canyon, a été au centre d’une controverse bien connue dans le domaine de la conservation américaine au cours des premières décennies du XXe siècle. Selon un récit rendu célèbre par le grand écologiste américain Aldo Leopold, ce déclin était la conséquence d’une brutale prolifération des cerfs qui avait vu ces animaux herbivores détruire les arbres et les arbustes dont ils se nourrissaient et dont ils dépendaient. Ayant détruit une grande partie de leur nourriture, les cerfs sont morts de faim et la population s’est effondrée. Leopold attribua ce problème à un « contrôle excessif » du principal prédateur du cerf, le puma d’Amérique du Nord, qui, selon lui, régulait auparavant la population de cerfs, de sorte que les deux espèces avaient existé dans un équilibre naturel. Cette histoire du cerf mulet de Kaibab, rendue célèbre par Leopold, a été reprise dans de nombreux manuels d’écologie et de gestion de la faune sauvage et dans des articles scientifiques qui l’ont  acceptée comme correcte[5]A. Leopold, « Deer Irruptions », réimprimé dans Wisconsin Conservation Department Publication 321(1943):3-11. Il s’agit de la source généralement citée comme étant à … Voir plus.

Les problèmes ont commencé au début du siècle, écrit Leopold, à l’époque du « contrôle des prédateurs » ; on considérait que les grands prédateurs représentaient un danger pour le bétail, et la chasse aux pumas était très importante. De 1906 à 1931, les chasseurs engagés par le gouvernement ont tué environ 781 pumas, 30 loups, 4 889 coyotes et 554 lynx roux sur le Kaibab. L’un des chasseurs, « Uncle Jim » Owens, prétendit avoir lui-même tué 600 pumas entre 1906 et 1918[6] D. I. Rasmussen, « Biotic Communities of Kaibab Plateau, Arizona », Ecological Monographs 3(1941): 229-75.. La petite population de cerfs mulets, estimée à 4 000 individus en 1904, aurait rapidement augmenté après l’élimination des pumas[7]Leopold, Sowls et Spencer, « Survey of Over-populated Deer Ranges in the United States », art. cit. Les informations suivantes sont basées sur l’excellent article de G. Caughley, … Voir plus. En 1930, un pic de population fut signalé, avec des estimations allant jusqu’à 100 000 individus. Ensuite, 50 % du troupeau serait mort de faim au cours des deux hivers suivants et, selon certains rapports, la population aurait décliné pour atteindre seulement 10 000 cerfs.

Du point de vue de Leopold, le puma, tout comme le loup et les autres grands prédateurs, jouait un rôle important et nécessaire dans le fonctionnement de la nature. « L’éleveur de vaches qui délivre son territoire des loups ne se rend pas compte qu’il va devoir reprendre le travail du loup, qui consiste à retailler le troupeau pour l’adapter à l’espace », écrit Leopold dans son célèbre et influent ouvrage A Sand County Almanac. « Lorsque les loups sont éliminés des montagnes, les cerfs se multiplient », poursuit-il, et « j’ai vu tous les buissons et les semis comestibles broutés, d’abord jusqu’à devenir anémiques, puis jusqu’à disparaître… À la fin, les os du troupeau de cerfs escompté, mort de son propre excès, blanchissent avec les branches mortes de la sauge, ou se décomposent sous les genévriers à haute tige »[8]A. Leopold, A Sand County Almanac and Sketches Here and There (New York : Oxford University Press, 1949), pp. 130-32. Ceux qui connaissent bien l’œuvre d’Aldo Leopold savent que le … Voir plus. En disant que les prédateurs sont nécessaires dans la nature pour réguler l’abondance de leurs proies, Leopold énonçait une croyance commune tout au long du siècle dans la gestion de la faune sauvage et parmi les défenseurs de la nature et les écologistes. Ces experts étaient généralement d’accord avec Leopold pour dire que, dans leur état non perturbé, les pumas et les cerfs vivaient dans un équilibre naturel, les premiers tuant juste assez des seconds pour maintenir la population constante. Une politique de grande ampleur avait découlé de cette conviction, notamment la tentative du National Park Service, dans les années 1940, d’introduire des loups sur l’Isle Royale afin de réguler les élans de cette île, dont la population était en train d’exploser .

Les faits de l’histoire du plateau de Kaibab ont été reconstitués par Graeme Caughley, un biologiste australien qui avait étudié les tendances des populations d’ongulés sauvages (les mammifères herbivores et ruminants, dont font partie les cerfs et les bovins)[9] Cette discussion est basée sur l’excellente analyse de Caughley, « Eruption of Ungulate Populations », art. cit.. Leopold avait basé son analyse sur un article rédigé par D. I. Rasmussen, un autre naturaliste de la vie sauvage, qui avait donné non pas une, mais trois séries d’estimations de la taille de la population de cerfs mulets : les estimations qu’un superviseur forestier faisait chaque année, mais pas par une méthode quantitative ; les observations d’autres personnes qui visitaient le plateau de Kaibab ; et les propres estimations de Rasmussen[10] Rasmussen, « Biotic Communities of Kaibab Plateau, Arizona », art. cit.. Ces trois séries de chiffres différaient sensiblement. Alors qu’une source estimait le pic d’abondance dans les années 1920 à 100 000 têtes, d’autres l’estimaient à 70 000, 60 000, 50 000 et 30 000. Ce dernier chiffre était, en fait, simplement celui que la plupart des naturalistes considéraient comme « durable » : selon eux, la croissance annuelle de la végétation disponible sur le plateau chaque année était suffisante pour entretenir indéfiniment une population de 30 000 cerfs. Si la population avait réellement été de 30 000 individus, il n’y aurait pas eu d’explosion démographique ni d’effondrement ; la population aurait été essentiellement constante.

Et même s’il y a bien eu explosion démographique, le rôle des prédateurs n’est pas clair. Si elle s’est produite, la croissance de la population de cerfs mulets de Kaibab a coïncidé avec la réduction du nombre d’ovins et de bovins sur le plateau. En 1889, il y avait encore 200 000 moutons et 20 000 bovins qui paissaient sur le plateau, mais il n’y avait plus que 5 000 moutons et peu de bovins en 1908. L’augmentation de la population de cerfs pourrait donc être le résultat d’une réduction de la concurrence plutôt que d’une diminution de la prédation. D’autres spécialistes ont suggéré que l’augmentation de la population de cerfs mulets pouvait résulter de changements dans la fréquence des incendies et d’autres perturbations, ou de modifications dans les régimes climatiques, qui ont augmenté l’offre de végétation comestible.

Caughley a analysé tous les cas connus d’introduction de grands ongulés dans de nouveaux habitats et a constaté qu’une explosion et un effondrement de la population s’étaient produits à chaque fois, indépendamment de la présence ou de l’absence de prédateurs. À la suite d’une importante perturbation de l’habitat, telle que celle qui a pu se produire sous la pression du bétail au XIXe siècle, l’évolution de la population de cerfs a pu être très similaire à celle des ongulés après leur introduction dans un nouvel habitat.

Ainsi, l’examen des faits concernant les comptages du nombre d’animaux nous laisse dans l’incertitude. La fameuse « invasion » de cerfs mulets sur le plateau de Kaibab peut ou non s’être produite, et si elle s’est produite, les causes peuvent n’avoir aucun rapport avec la présence de prédateurs. Il est surprenant que des naturalistes aussi attentifs et observateurs que Leopold, Rasmussen et les autres personnes qui se sont penchées sur l’histoire du plateau de Kaibab et pour qui l’étude de la nature était importante, aient accepté une explication particulière parmi d’autres alors que les faits étaient si ambigus. De nombreuses interprétations sont possibles, mais pendant de nombreuses années, jusqu’à la publication de l’article de Caughley en 1970, seule une des histoires possibles a été reprise, une histoire qui peignait une image claire d’une nature hautement ordonnée dans laquelle même les prédateurs avaient un rôle essentiel.

L’histoire du cerf mulet sur le plateau de Kaibab n’est qu’une des nombreuses histoires de la première moitié du vingtième siècle concernant l’élimination des prédateurs, les proliférations de proies et le rôle des humains dans ces processus. Proclamer que nous n’avons pas assez d’informations pour savoir si une prolifération de cerfs mulets a été causée par l’élimination des pumas, ou même si l’explosion a eu lieu, c’est aller à l’encontre de croyances profondément ancrées sur la nécessité de l’existence des prédateurs ainsi que celle de toutes les autres créatures sur la Terre. En effet, le rôle des prédateurs dans l’équilibre de la nature n’était considéré que comme un exemple, certes exceptionnel, de l’ordre incroyable et merveilleux de la nature, chaque espèce ayant sa place dans le grand fonctionnement de l’ensemble du système.

Dans le contexte de ce livre, la justification de la protection des prédateurs est révélatrice car ces animaux comptent par ailleurs parmi les plus détestés et les plus souvent considérés comme des nuisibles dont l’existence sur la Terre est jugée indésirable. […]Affirmer que même ces animaux ont un rôle nécessaire dans la nature, qui les rend dignes d’être conservés, c’est soutenir une position extrême, mais le contexte général est celui qui était considéré comme le plus universel par Henderson.

 

Échos de l’idée d’ordre

L’explication de l’existence des prédateurs, si elle n’est pas étayée par les faits du vingtième siècle, trouve de curieux échos dans le passé. Deux siècles avant Leopold, par exemple, Thomas Jefferson, qui, parmi ses nombreux autres intérêts, était intrigué par les fossiles et l’histoire naturelle, a donné la même justification de la nécessité des prédateurs que Leopold. Jefferson a parlé d’une « conviction bienfaisante (benevolent persuasion) qu’aucun maillon de la chaîne de la création ne sera jamais condamné à périr ». Il y a une raison à la rareté relative des prédateurs que Jefferson appelle « l’économie ordinaire de la nature… Si les lions et les tigres se multipliaient comme les lapins, ou les aigles comme les pigeons, tous les autres animaux auraient été détruits depuis longtemps, et eux-mêmes auraient fini par disparaître après avoir mangé leurs proies »[11] Cité dans L. P. Coonen et C. M. Porter, « Thomas Jefferson and American Biology », BioScience 26(1976): p. 747..

Les déclarations de Jefferson, à leur tour, font écho à des idées courantes au XVIIIe siècle. Les auteurs que l’on peut citer sont nombreux. Parmi les plus importants, citons Thomas Derham, qui a écrit Physico-Theology : or, a Demonstration of the Being and Attributes of GOD, from His Works of Creation.[12]W. Derham, Physico-Theology: or, A Demonstration of the Being and Attributes of God, from His Work of Creation (London; A. Strahan, et al., 1798). L’édition originale indiquait que cet ouvrage … Voir plus Le livre de Derham traite des découvertes par les explorateurs et naturalistes européens de nouvelles espèces d’animaux et de plantes, qui avaient commencé à l’époque des explorations et se poursuivaient à son époque. Il y a d’abord eu la « découverte » de nouvelles terres – les Amériques, l’Australie, les îles du Pacifique – puis l’exploration croissante de la faune et de la flore d’Afrique et d’Asie. Le but de Derham était d’expliquer les découvertes de l’histoire naturelle dans un contexte chrétien. Il s’est débattu avec plusieurs problèmes, notamment la question suivante : s’il y a tant de sortes de créatures sur la Terre et que chaque espèce a une grande capacité de reproduction, qu’est-ce qui empêche le monde d’être surpeuplé et de sombrer dans le chaos[13]Ces questions sont discutées en profondeur par C. J. Glacken dans son excellent livre Traces on the Rhodian Shore : Nature and Culture in Western Thought from Ancient Times to the end of the … Voir plus ? « Toute la surface de notre globe ne peut soutenir et n’offrir de place qu’à un certain nombre de créatures de toutes sortes », écrit-il. Ces créatures pourraient, en « doublant, triplant ou toute autre multiplication de leur espèce », s’accroître jusqu’au point où « elles devraient mourir de faim ou en dévorer une autre ». Derham a pris le fait que cela ne se produise pas comme une preuve de l’existence d’un ordre et d’un but divins. Le maintien de l’équilibre de la nature, écrit-il, « est manifestement une œuvre de la sagesse et de la providence divines ». L’ordre dans la nature est conservé parce que Dieu a donné aux créatures la longévité et la capacité de reproduction « proportionnelles à leur utilité dans le monde ».  Les animaux qui vivent longtemps ont un faible taux d’accroissement, et « par ce moyen, ils ne surpeuplent pas le monde », tandis que les créatures qui se reproduisent rapidement ont « une grande utilité », car elles sont « de la nourriture pour l’homme, ou d’autres animaux[14] Derham, Physico-Theology, op. cit., Vol I. p. 257.. »

Derham a essayé de traiter le problème plus difficile de la raison pour laquelle il devrait y avoir des prédateurs féroces sur une Terre créée par un Dieu parfait, tels que le condor péruvien récemment découvert, qu’il qualifiait de « plus néfastenuisible des oiseaux » et décrivait comme « un oiseau de telles envergure, force et appétit, qu’il s’attaque non seulement aux moutons et au petit bétail, mais même aux plus grosses bêtes, et jusqu’aux enfants ». On avait remarqué qu’ils figuraient parmi les animaux les plus rares, « étant rarement vus, ou isolés, ou quelques-uns dans des pays vastes ; assez nombreux pour maintenir l’espèce, mais pas suffisamment pour surcharger le monde ». Il donnait de nombreux autres exemples de prédateurs, qui toujours étaient rares par rapport à leurs proies. Derham écrivait que c’était un « acte très remarquable de la providence divine que les créatures utiles soient produites en grande abondance », alors que « les créatures moins utiles, ou nuisibles par leur voracité, ont généralement moins de petits, ou n’en produisent que rarement ».

C’était donc ce mécanisme qui maintenait « l’équilibre du monde animal », qui « à travers tous les âges est maintenu égal ». C’était « par une curieuse harmonie et une juste proportion entre l’accroissement de tous les animaux et la durée de leur vie, que le monde était à travers tous les âges comme il convient, et non surpeuplé[15] Ibid., pp. 257-259.. » Il s’agissait bien d’un ordre divin.

Bien qu’étant l’une des autorités les plus influentes de l’époque, Derham n’était pas le seul à donner ce type d’explications, étendues à de nombreuses espèces. Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre écrivait à la même époque sur les « insectes nuisibles qui s’attaquent à nos fruits, à notre blé, voire à nos personnes ». Il considérait les activités humaines responsables de ces événements désagréables et indésirables, car « si les escargots, les chenilles et les sauterelles ravagent nos plaines, c’est que nous détruisons les oiseaux de notre bocage qui en vivent » ; ou bien, en introduisant les arbres d’un pays étranger, « nous avons transporté avec eux les œufs des insectes qui s’en nourrissent, sans importer dans le même temps les oiseaux qui les détruisent ». Il pensait qu’il existe un équilibre naturel dans chaque pays, qui est perturbé par les actions humaines ; chaque pays a des oiseaux « qui lui sont propres, pour la conservation de ses plantes[16] Cité dans F. N. Egerton, « Changing Concepts of the Balance of Nature », Quarterly Review of Biology 48(1973): p. 338. ». Les oiseaux qui se nourrissent d’insectes ont leur rôle dans l’ordre divin, tout comme les condors ou les lions qui se nourrissent de grands mammifères.

Les explications de Derham, bien que présentées en fonction des découvertes de son époque qui obligeaient à reconsidérer des questions anciennes, n’étaient qu’une reprise de l’argument donné par les auteurs chrétiens antérieurs, argument qui, à son tour, était l’écho des explications des philosophes de la Grèce et de la Rome classiques. Derham a reformulé ce qui est aujourd’hui connu comme l’« argument du dessein intelligent » (design argument). Comme l’a décrit C. J. Glacken,

La nature vivante a été l’une des preuves importantes utilisées pour démontrer l’existence d’un créateur et d’une création intentionnelle ; dans la recherche de cette preuve, la focalisation sur les processus de la nature elle-même s’est intensifiée et accélérée. La preuve de l’existence d’un dessein divin impliquait de considérer l’ordre supposé de la nature, et si cet ordre était reconnu, la voie était ouverte à une conception de la nature comme un équilibre et une harmonie auxquels toute vie était adaptée.[17] Glacken, Traces on the Rhodian Shore, op. cit., p. 36.

Pour fonder cet argument, Derham et d’autres écrivains chrétiens se sont appuyés sur les idées de quatre philosophes classiques : Cicéron, Sénèque, Platon et Xénophon[18] Ibid., p. 62..

A la vieille question de ce que serait une nature non perturbée, ces théologiens et philosophes avaient répondu : un monde d’ordre divin, avec sa grande chaîne des êtres. Hérodote, par exemple, écrivait au premier siècle avant Jésus-Christ que « les animaux craintifs, qui sont une proie pour les autres, sont tous faits pour produire des jeunes en abondance, afin que l’espèce ne soit pas entièrement dévorée ou perdue », tandis que les animaux « féroces et nuisibles » ont été « créés peu fertiles[19]Herodotus, L’histoire d’Hérodote, trad. George Rawlinson, ed. E. Blakeney (New York: Dutton, 1964), p. 148. Voir Glacken, 1967, opus cited, pour une discussion plus approfondie des … Voir plus ». « Alors que Derham et ses contemporains cherchaient une explication de la nature dans les fins universelles du Dieu chrétien, Hérodote et les philosophes de son époque avaient cherché la même explication dans les fins universelles de leurs nombreux dieux. Dans la première moitié du vingtième siècle, les scientifiques, les défenseurs de l’environnement et les gestionnaires de la faune sauvage ont cherché une réponse aux mêmes observations dans les lois universelles de la science ; cependant, ils sont parvenus à une explication analogue : la nature est hautement ordonnée, comme l’illustre l’existence des prédateurs qui sont nécessaires pour réguler leurs proies.

Outre la présence des prédateurs, les autres faits naturels sont expliqués de la même manière à partir de l’hypothèse d’un ordre divin. Les écrits de Cicéron, qui, parmi les auteurs classiques, résume peut-être le mieux nombre de ces explications, incluent le contexte plus général. Dans La nature des dieux, il écrit qu’il existe des « signes d’intelligence intentionnelle » dans l’anatomie et la morphologie des organismes[20] Cicéron, The Nature of the Gods (La nature des dieux), trad. H. C. P. McGregor (Aylesbury : Penguin, 1972). Les citations qui suivent sont tirées des pages 172-173 de l’ouvrage anglais.. La forme des animaux et des plantes est miraculeusement bien adaptée à leurs besoins. Les arbres ont une écorce qui les préserve de la chaleur et du froid. Les animaux ont des peaux, des fourrures, des plumes, des écailles et des épines pour les protéger et les garantir de la température.

De même, les habitudes alimentaires des créatures vivantes semblent suggérer l’existence d’une fin derrière l’ordre de la nature. La nature a donné aux animaux non seulement un appétit pour chercher la nourriture dont ils ont besoin, mais aussi des sens pour distinguer la  nourriture qui leur convient et une organisation particulière pour se la procurer : « Certains animaux attrapent leur nourriture en courant, d’autres en rampant, d’autres encore en volant ou en nageant. Certains la saisissent avec leurs dents et leur mâchoire, d’autres l’arrachent et la tiennent dans leurs griffes. » Chacun dispose d’adaptations en fonction de sa taille : « Certains sont si petits qu’ils peuvent facilement cueillir [leur nourriture] à terre avec leur bec », tandis que l’éléphant « a même une trompe, car autrement la taille de son corps lui rendrait difficile d’atteindre sa nourriture. »

Pour étayer les idées d’ordre et de finalité, on peut s’appuyer sur les interactions entre les espèces, comme la façon dont un type d’organisme en capture un autre ou dont deux espèces coopèrent. Cicéron décrit un mollusque qui obtient sa nourriture « en concluant une alliance avec une petite crevette-mante » : « Lorsqu’un petit poisson nage à l’intérieur de la coquille béante, la crevette-mante, d’une morsure, lui fait signe de la refermer. Ainsi, deux créatures très différentes s’allient pour chercher ensemble leur nourriture. » On disait que les grenouilles de mer (sea froggs) se couvraient de sable et rampaient au bord de l’eau pour servir d’appât à leurs proies. Ces adaptations étaient considérées comme « merveilleuses », et de nombreux exemples ont été repris par les philosophes classiques.

Ces observations – plus ou moins rigoureuses – d’histoire naturelle suggèrent que le monde biologique est d’un ordre merveilleux. « Quelle est cette puissance qui les préserve tous selon leur espèce ? » demandait Cicéron. Ces idées, si bien résumées au premier siècle avant J.-C., ont été formulées, reformulées et discutées depuis l’époque des premiers Grecs jusqu’à nos jours. Dans son dialogue du Timée, souvent cité comme l’origine de l’argument du dessein intelligent, Platon écrit que « rien d’incomplet n’est beau » et que la nature est « l’image parfaite du tout, dont tous les animaux – individus aussi bien qu’espèces – sont des parties[21] Cité dans A. O. Lovejoy, Great Chain of Being, op. cit., p. 50. ». Les arguments sont parfois justifiés sur la base d’observations et parfois sur celle de croyances. Ainsi, un argument peut partir de quelques observations qui suggèrent l’équilibre, l’ordre et la perfection dans le monde, ou de la croyance qu’un tel ordre doit exister et que si nous pouvons étudier correctement la nature, nous le découvrirons. Glacken a fait remarquer qu’il y avait trois types de preuves de l’existence d’une providence divine : (1) la physiologie et l’anatomie ; par exemple, l’œil est un dispositif merveilleux qui donne aux êtres humains un moyen de voir le monde et donc d’apprécier la création divine ; (2) l’ordre cosmique ; et (3) la Terre en tant qu’environnement adapté à la vie, et la façon dont les créatures de la Terre semblent avoir reçu exactement les caractéristiques dont elles ont besoin pour survivre. Ainsi, la vie et la nature ont fourni la base de deux des trois preuves. Aristote, par exemple, soutenait que la nature ne fait rien en vain. Il comparait une machine, qui nécessite une personne pour la fabriquer, et la Terre, qui est une entité divinement ordonnée qui nécessite un créateur divin. Alors que Platon pensait que la nature était ordonnée et belle, Aristote a ajouté l’idée que la nature était conçue pour répondre aux besoins de l’humanité. On trouve des idées similaires dans la Bible ; par exemple, le psaume 104 suggère que Dieu a ordonné le monde et a donné à chaque créature sa place dans la nature.

 

Échec de l’ordre divin

L’hypothèse et la conclusion selon lesquelles il existe et doit exister un ordre divin dans la nature laissent une question majeure sans réponse : si un tel ordre doit exister, comment expliquer son absence ? Deux réponses ont été données à cette question, qui toutes deux pointent sur nous. L’une prétend que le déséquilibre de la nature est le résultat de ce que nous avons fait ; l’autre prétend qu’il est le résultat de ce que nous n’avons pas fait.

La première réponse est que l’absence d’équilibre de la nature n’est pas naturelle ou ne correspond pas à la volonté de Dieu, mais doit être le résultat de l’interférence humaine avec l’état naturel des choses. Bien que cette idée ait pu sembler nouvelle aux écologistes des années 1960 et 1970, elle est assez ancienne. Parmi les philosophes classiques, par exemple, Pline opposait la beauté et la générosité de la Terre préservée de toute intervention humaine aux imperfections des personnes qui abusaient d’elle. Il conjecturait qu’il y avait une raison à l’existence d’animaux sauvages hostiles aux humains. Ils devaient être les gardiens de la Terre, la protégeant des actions humaines.

 

La nature comme « trône extérieur de la magnificence divine »

L’autre explication majeure de la défaillance de l’ordre divin réside dans la croyance que les humains sont le dernier rouage de la machine à créer l’ordre divin. C’est ainsi qu’est interprétée la raison d’être des humains sur terre, une raison d’être de laquelle on s’éloigne lorsque l’on ne remplit pas ses fonctions, ou que l’on altère et donc détruit l’ordre divin. Comme l’a dit Alexander Pope dans son Essai sur l’homme (Essay on Man), la grande chaîne de l’être s’étend de Dieu aux êtres humains jusqu’à « la bête, l’oiseau, le poisson, l’insecte, et ce que nul œil ne peut voir » ; et « quel que soit le maillon de la chaîne de la nature que vous supprimiez, que ce soit le dixième ou le dix-millième, cela brise la chaîne de la même manière[22] A. Pope, An Essay on Man, 1734, cité dans Lovejoy, The Great Chain of Being, op. cit., p. 60.. »

Dans l’histoire de la pensée occidentale, la nature a été considérée à plusieurs reprises comme une étendue sauvage au sens le plus négatif du terme, pleine de dangers et de maux et dépourvue de la symétrie, de l’ordre et donc de la beauté du paysage domestiqué créé par la civilisation. Ces idées ont été exprimées au XVIIIe siècle par Georges Leclerc, comte de Buffon, dans son Histoire naturelle, dans laquelle il écrit que bien que la nature soit le « trône extérieur de la magnificence divine », les hommes « parmi les êtres vivants » établissent « l’ordre, la subordination et l’harmonie ». Les êtres humains se voient accorder par Dieu « la domination sur toute créature », et c’est notre rôle d’y ajouter « l’embellissement, la culture, l’extension et l’élégance. » C’est l’homme qui « coupe le chardon et la ronce, et il multiplie la vigne et la rose[23]G. L. Leclerc Buffon, Natural History, General and Particular (Histoire naturelle, générale et particulière), vol. 3, trans. W. Smellie (London: C. Wood, 1812). Les citations qui suivent sont … Voir plus. »

La nature sans l’action appropriée des humains n’est pas divinement ordonnée. Buffon décrit le désagrément et l’horreur d’une nature non perturbée, c’est-à-dire non entretenue par les humains. « Voyez ces déserts tristes où l’homme n’a jamais résidé », nous dit-il. Ils sont « envahis de ronces, d’épines, d’arbres déformés, cassés et abîmés ». Les graines sont « étouffées et enterrées au milieu des débris et de la stérilité ». Dans le monde sauvage, la nature a l’apparence « de la vieillerie et de la décrépitude ». Au lieu de la « belle verdure » des paysages aménagés, il n’y a « qu’une masse désordonnée d’herbes vulgaires et d’arbres chargés de plantes parasites ». Les zones humides sont un exemple particulièrement affreux de la nature non perturbée ; elles sont « occupées par des eaux putrides et stagnantes » et sont impraticables, inutiles, et « couvertes de plantes aquatiques puantes, ne servent qu’à nourrir des insectes venimeux et à abriter des animaux impurs. » Les forêts non gérées sont tout aussi désagréables ; elles sont « pourries », et dans celles-ci « les herbes nuisibles s’élèvent et étouffent les espèces utiles. » Dans les savanes, il n’y a « que des végétaux rudimentaires, des plantes dures et piquantes, tellement entrelacées qu’elles semblent avoir moins de prise sur la terre que les unes sur les autres, et qui, en séchant et en tombant, forment un tapis grossier de plusieurs pieds d’épaisseur[24] Un pied fait environ 30 cm.[ndt]. »

Les humains, contraints de pénétrer ou de vivre dans des paysages aussi inhumains, éprouvent horreur et crainte. Poursuivant les animaux sauvages, le chasseur est « obligé de veiller perpétuellement de peur d’être victime de leur rage, terrifié par leurs rugissements occasionnels, et même frappé par le silence affreux de ces profondes solitudes. » La nature non cultivée est « hideuse et croupissante », et l’homme seul peut la rendre « agréable et vivante ». Il faut donc assécher les marais et transformer les eaux stagnantes en canaux et en ruisseaux. Nous devons mettre le feu à « ces forêts très âgées, qui sont déjà à moitié consumées » et achever le défrichement « en détruisant par le fer ce qui n’a pu être dissipé par le feu ». Nous sommes exhortés à remplir notre rôle dans la nature, tout comme chaque créature est censée remplir le sien.

La description détaillée que fait Buffon d’une nature sauvage désagréable est intéressante pour un naturaliste du XXe siècle, car elle semble contenir uniquement les plantes qui poussent dans les zones humides ou dans les champs abandonnés récemment cultivés ou en pâturage, plutôt que dans la véritable nature sauvage forestière qui existait en Europe avant toute influence de la civilisation. Par exemple, Buffon décrit la nature sauvage comme composée de chardons et de ronciers, « envahie de ronces et d’épines », généralement caractéristiques des nouveaux bois qui poussent sur des champs relativement ouverts mais abandonnés, plutôt que du sous-étage dense et ombragé des forêts anciennes et intactes. De même, sa description : « rien que des végétaux rudimentaires, des plantes dures et piquantes, tellement entrelacées […]  qui, en séchant et en tombant, forment un tapis grossier de plusieurs pieds d’épaisseur », rappelle les champs agricoles ou les pâturages abandonnés dix ou vingt ans après leur dernière utilisation, ou les marais, qui sont généralement les dernières zones à être défrichées pour l’occupation humaine. Ainsi, la « nature sauvage » de Buffon semble n’avoir consisté qu’en ces terres abandonnées et les plus pauvres d’un paysage par ailleurs fortement domestiqué, et non en une nature vierge de toute trace humaine, ce qui est le sens donné à la nature sauvage au XXe siècle.

Quelle que soit la réalité de l’environnement de Buffon, nous trouvons dans ses écrits la reprise d’une vision de la nature qui a prédominé depuis l’époque des Grecs classiques jusqu’au XIXe siècle, en passant par les Romains : bien qu’il puisse y avoir des éléments d’ordre et d’équilibre dans le monde biologique, la réalisation de l’ordre et de sa beauté nécessite l’action des humains pour créer la symétrie et l’harmonie. Cicéron, par exemple, résumait cette vision classique du rôle des humains dans la nature comme « la protection de certains animaux et de certaines plantes et, en effet, il y en a beaucoup qui ne pourraient pas survivre sans nos soins »[25] Cicéron, op. cit., p. 176.. Les idées de Buffon peuvent également être retracées dans la Bible ; le psaume 8, par exemple, dit que Dieu a donné à l’homme[26] Daniel Botkin écrit man [ndt]. « l’empire sur les œuvres de Ses mains ».

 

La nature conçue pour l’homme

Platon, Aristote et d’autres ont développé l’idée qu’il existe un ordre dans la nature et qu’il y a un but derrière cet ordre. Quelqu’un pourrait demander : « Mais pour qui cette puissante œuvre de création a-t-elle été entreprise ? », écrivait Cicéron. Supposer que c’est pour les arbres et les autres plantes serait « absurde, car bien qu’ils soient entretenus par la nature, ils sont dépourvus de sens ou de sentiment ». Il serait tout aussi absurde de supposer que c’était pour les animaux non humains, car « il ne semble pas plus probable que les dieux aient entrepris un si grand travail pour des créatures stupides qui n’ont pas d’intelligence. » Et qui reste-t-il alors ? « Pour qui donc dirons-nous que le monde a été fait ? Sûrement pour ces créatures vivantes qui sont douées de raison… Car la raison est l’attribut le plus élevé de tous. Nous pouvons donc bien croire que le monde et tout ce qu’il contient a été créé pour les dieux et pour les humains. »[27] Ibid., p. 177.

Tous ceux qui écrivaient sur la nature ne croyaient pas cela, bien sûr. Le plus célèbre, sinon le premier des philosophes classiques à s’opposer à l’opinion prédominante selon laquelle le monde a été créé pour les humains (l’argument du dessein intelligent, tel que discuté par Glacken) était Lucrèce, qui a écrit dans De Rerum Natura que « ce monde qui est le nôtre n’a pas été préparé pour nous par un dieu. Il a trop de défauts ». Dans les deux tiers du monde « la chaleur ardente, le froid lancinant, cette paire de voleurs, ont dépouillé les hommes », et dans le reste, où les humains pourraient vivre, « la nature, tout aussi violente, occuperait et coloniserait leur domaine avec une barrière de bruyères et de ronces ». Plutôt que de recevoir trop facilement les nécessités de la vie, les gens doivent « gémir en soulevant la pioche » et « briser le sol en poussant la charrue », car sans la charrue, « rien du tout ne pourrait pousser de sa propre initiative ». De plus, les aléas climatiques montrent clairement que le monde n’est pas fait pour les humains : « Combien de fois le produit d’un labeur extrême bourgeonne et s’épanouit, et puis le soleil est beaucoup trop chaud et le brûle à vif ; ou bien de soudaines averses, des gelées, ou des vents de la force d’un ouragan, tous aussi bien, le détruisent. » De même, si le monde a été fait pour les hommes, pourquoi y a-t-il « les effroyables bêtes prédatrices, ennemies de l’homme sur mer et sur terre ? »

En effet, les animaux sont mieux lotis que les humains ; ils grandissent sans nécessiter les soins que nous exigeons, « ils n’ont pas besoin de hochets, ils n’ont pas besoin du babillage des nourrices », ils n’ont pas besoin non plus de vêtements adaptés à chaque saison ou de la protection « d’armes et de murs », car pour eux « la terre et la nature, artisan généreux, comblent tous leurs besoins[28] Lucrèce, De Rerum Natura, Livre 5, lignes 200-237, trad. anglaise R. Humphries (Bloomington: Indiana University Press, 1968), pp. 164-65. ».

À partir de ces idées, Lucrèce a soutenu que s’il y a une finalité derrière l’ordre, et s’il y a un ordre, le but de cette fin ne peut pas être le bien-être des humains. Dans chaque siècle, il s’est trouvé des individus qui ont partagé avec Lucrèce son scepticisme sur la perfection de la nature, le « dessein intelligent », et le but d’un tel dessein. Mais tout au long de l’histoire de l’Occident, l’un des thèmes dominants concernant la nature a été la croyance que l’univers, le système solaire et la Terre sont incroyablement bien adaptés aux exigences de la vie, si bien adaptés que cela dépasse la probabilité du simple hasard. Pendant la plus grande partie de l’histoire occidentale, cette croyance en a entraîné une autre, à savoir que la conception de l’univers doit être le résultat d’un but et d’une création délibérée et qu’elle est nécessairement la réalisation d’un ordre divin. Au XXe siècle, ces idées sont devenues plus complexes, et la croyance centrale simple en un ordre divin s’est brouillée. L’observation scientifique était censée traiter uniquement de ce qui est, du quoi et du comment de l’univers, et non du pourquoi de la métaphysique et de la religion. Les scientifiques ont cherché à comprendre le fonctionnement de l’univers, à comprendre les règles qui régissent les phénomènes que nous observons. Mais, ironiquement, la recherche de ces explications a ramené Henderson, dans The Fitness of the Environment, à un ancien sentiment d’émerveillement devant les caractéristiques remarquables de la Terre qui sont si particulièrement adaptées à l’émergence, à l’évolution et à la perpétuation de la vie. Incapable, en tant que scientifique (agissant en tant que scientifique), de passer à l’étape suivante de l’argumentation, Henderson s’est simplement questionné là où Cicéron était allé jusqu’à affirmer qu’un tel ordre ne pouvait être le fruit du hasard. Mais le sentiment d’émerveillement devant l’ordonnancement de l’univers n’a jamais disparu des idées de la civilisation occidentale.

Bien qu’à l’époque moderne et surtout au XXe siècle, le rôle de la science ait été clairement distingué de celui de la religion et de la métaphysique, les observations de la science moderne ont renforcé l’idée ancienne d’un univers merveilleusement ordonné et donc le thème de la nature comme ordre divin. La croyance en l’ordre divin était porteuse d’une longue histoire et par conséquent d’une sorte de dynamique mentale, intellectuelle et émotionnelle. Les puissantes observations et théories de la science du XIXe siècle, qui ont révélé l’ordre étonnant de la nature et l’adéquation de l’environnement à la vie dans des domaines qui n’avaient jamais été explorés auparavant – la chimie et la physique universelles de l’eau, la taille de notre planète et sa distance par rapport au soleil – ont été poussées par cette dynamique et l’ont à leur tour renforcée. Ces croyances puissantes étaient renforcées par les interprétations historiques de la nature biologique – par exemple, l’antique explication de l’existence de prédateurs dans un univers par ailleurs parfait. Ces idées anciennes ont été répétées siècle après siècle comme si elles avaient été nouvellement découvertes, ravivées à l’Âge des découvertes et deux cents ans plus tard encore dans la discussion de Derham sur les raisons pour lesquelles un Dieu parfait aurait créé le « plus nuisible des oiseaux », le condor péruvien. Ces explications ont été codées au vingtième siècle dans les mathématiques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, qui semblaient expliquer et justifier les croyances. Mais, en fait, les équations s’étaient développées à partir de la croyance en un type d’ordre spécifique. Il est peut-être ironique que la forte séparation voulue entre la science et la religion ait eu tendance à masquer les liens sous-jacents entre elles dans les explications de la nature biologique. L’idée d’un univers divinement ordonné et parfaitement structuré pour la vie a persisté, même si souvent de façon masquée, influençant de manière nébuleuse les interprétations contemporaines de l’environnement, de la nature et du rôle des humains en son sein.

En passant brièvement en revue l’histoire de l’idée d’un univers divinement ordonné et les observations scientifiques dudit ordre, mon but n’a pas été de plaider pour ou contre une interprétation religieuse de la nature, mais simplement de montrer le parallèle et le lien historique entre les perspectives anciennes, religieuses et métaphysiques, sur la nature, et les croyances modernes qui ont été acceptées comme scientifiques. Il s’agit d’un objectif humaniste, qui nous est nécessaire si nous voulons faire un usage judicieux de la nature et si nous voulons rechercher une certaine harmonie avec notre environnement à l’avenir. Ce que nous apprennent les pumas et les cerfs-mulets est lié à ce que nous croyions, pas à ce que nous savons.



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    Notes et références

    Notes et références
    1 New-York/Oxford, Oxford University Press, 1992 [1990].
    2 L. J. Henderson, The Fitness of the Environment (New York: Macmillan, 1913; Boston, Beacon Press, 1966).
    3 Ibid, p. 108-9. Parmi les passages clés du livre de Henderson concernant les propriétés remarquables de l’eau, on trouve les suivants : « L’eau partage avec un très petit nombre de substances la caractéristique d’une chaleur spécifique (chaleur massique) très élevée, substances parmi lesquelles l’hydrogène et l’ammoniac sont probablement les seuls éléments chimiques importants » (ibid., p. 84) ; « l’eau possède certaines qualités presque uniques qui sont en grande partie responsables de l’habitabilité de la Terre… L’effet le plus évident de la chaleur spécifique élevée de l’eau est la tendance de l’océan et de tous les lacs et cours d’eau à maintenir une température presque constante… Un deuxième effet… est la modération des températures estivales et hivernales de la Terre » (pp. 85-86). Il cite également comme importante la chaleur latente élevée de la fonte et de l’évaporation de l’eau (la quantité de chaleur nécessaire pour convertir une unité de glace en eau et une unité d’eau en vapeur d’eau). Celles-ci tendent à stabiliser les températures de la planète, car « tant que l’eau et la glace sont en contact, le système constitue un thermostat… Le réchauffement sert simplement à faire fondre la glace, le refroidissement à geler l’eau » (p. 93). En outre, l’eau a un point de congélation exceptionnellement élevé, ce que Henderson appelle « l’un des faits les plus importants qui nous concernent, car si un très grand nombre de processus chimiques se déroulent assez librement à 0°, les conditions sont très différentes au point de congélation de l’ammoniac, par exemple », qui est beaucoup plus bas et les réactions se produisent donc beaucoup plus lentement (pp. 93-94). La chaleur latente d’évaporation « est de loin la plus élevée connue », ce qui constitue « l’un des plus importants facteurs de régulation actuellement connus des météorologues » (p. 98).
    4 En ce qui concerne une vision téléologique de la nature et de l’univers, il existe l’idée récente d’un « principe anthropique », selon lequel les lois fondamentales de l’univers sont « accordées » pour permettre l’évolution de la vie et de la conscience. Par exemple, voir J. D. Barrow et F. J. Tipler, The Anthropic Cosmological Principle, (New York : Oxford University Press, 1986). Cette idée est discutée par les scientifiques qui s’intéressent à l’origine de la vie et à l’exploration de l’espace, comme l’indique G. Wald, « Fitness in the Universe : Choices and Necessities », dans Cosmochemical Evolution and the Origins of Life, eds. J. Oro, S. L. Miller, C. Ponnamperuma, et R. S. Young (Dordrecht : Reidel, 1974). Les éditeurs de ce livre ont étudié l’origine de la vie et les questions biologiques qui font appel à la technologie des satellites. D’autres références pertinentes incluent : B. J. Carr, et M. J.Rees, « The Anthropic Principle and the Structure of the Physical World », Nature 278(1979) : 605-12 ; G. Gale, « The Anthropic Principle », Scientific American 245(1981) : 154-71 ; B. Carter, « Large Number Coincidences and the Anthropic Principle in Cosmology », in Confrontation of Cosmological Theories with Observational Data, ed. M. S. Longair (Dordrecht : Reidel, 1974). Je remercie J. B. Callicott pour ces références.
    5 A. Leopold, « Deer Irruptions », réimprimé dans Wisconsin Conservation Department Publication 321(1943):3-11. Il s’agit de la source généralement citée comme étant à l’origine de l’histoire des pumas et cerfs mulets du plateau de Kaibab.. Voir également A. Leopold, L. K. Sowls, et D. L. Spencer, « A Survey of Over-populated Deer Ranges in the United States », Journal of Wildlife Management 11(1947) : 162-77. Des comptes rendus basés sur ceux de Leopold peuvent être trouvés dans : W. S. Allee, A. E. Emerson, O. Park, T. Park et K. P. Schmidt, Principles of Animal Ecology (Philadelphie : Saunders, 1949) ; D. Lack, The Natural Regulation of Animal Numbers (Londres : Oxford University Press, 1954) ; H. G. Andrewartha et L. C. Birch, The Distribution and Abundance of Animals (Chicago : University of Chicago Press, 1954) ; et E. P. Odum, Fundamentals of Ecology (Philadelphie : Saunders, 1971).
    6 D. I. Rasmussen, « Biotic Communities of Kaibab Plateau, Arizona », Ecological Monographs 3(1941): 229-75.
    7 Leopold, Sowls et Spencer, « Survey of Over-populated Deer Ranges in the United States », art. cit. Les informations suivantes sont basées sur l’excellent article de G. Caughley, « Eruption of Ungulate Populations, with Emphasis on Himalayan Thar in New Zealand », Ecology 51(1970):53-72.
    8 A. Leopold, A Sand County Almanac and Sketches Here and There (New York : Oxford University Press, 1949), pp. 130-32. Ceux qui connaissent bien l’œuvre d’Aldo Leopold savent que le point de vue sur les prédateurs exprimé dans ce livre était un changement par rapport à celui que Leopold avait adopté plus tôt dans sa carrière, lorsque, pendant ses années au sein du Service forestier des États-Unis, il était un défenseur public de l’éradication des prédateurs dans le sud-ouest du pays. Selon J. B. Callicott, spécialiste du parcours de Leopold, il lui a été très difficile d’admettre qu’il s’était trompé, et son article « Thinking Like a Mountain » a été écrit comme une sorte de confession de ses méfaits passés. Ce point est discuté dans D. Ribbens, « The Making of A Sand County Almanac », dans J. B. Callicott, Companion to A Sand County Almanac (Madison : University of Wisconsin Press, 1987). La discussion, entamée par Caughley, suggérant qu’il y aurait peu de preuves que les pumas ont réellement eu un effet bénéfique, peut sembler ironique, puisqu’elle semble nier le point de vue avec lequel Leopold a terminé sa carrière et auquel il n’est arrivé qu’après une longue et apparemment introspective réflexion. Mais l’idée maîtresse de ma discussion est que nous devons rechercher un point de vue qui soit cohérent avec nos observations, une idée clairement partagée par Léopold. L’objectif fondamental de ma discussion est de nous aider à trouver une meilleure façon de vivre avec notre environnement, ce qui était également le désir de Leopold. Le fait que les pumas ne puissent pas réguler l’abondance de leurs proies n’est pas un argument en faveur de la chasse aux pumas. La conservation des espèces en danger et de la diversité biologique s’est, ces dernières années, considérablement élargie à une base scientifique et philosophique beaucoup plus large, comme nous le verrons plus loin. Comme la science est un processus et que les connaissances changent continuellement, nos interprétations et notre compréhension de la manière d’atteindre cet objectif doivent changer.
    9 Cette discussion est basée sur l’excellente analyse de Caughley, « Eruption of Ungulate Populations », art. cit.
    10 Rasmussen, « Biotic Communities of Kaibab Plateau, Arizona », art. cit.
    11 Cité dans L. P. Coonen et C. M. Porter, « Thomas Jefferson and American Biology », BioScience 26(1976): p. 747.
    12 W. Derham, Physico-Theology: or, A Demonstration of the Being and Attributes of God, from His Work of Creation (London; A. Strahan, et al., 1798). L’édition originale indiquait que cet ouvrage était « la substance de seize sermons, prêchés dans l’église de St. Mary-le-Bow, à Londres, lors des conférences de l’honorable M. Boyle, au cours des années 1711 et 1712 ».
    13 Ces questions sont discutées en profondeur par C. J. Glacken dans son excellent livre Traces on the Rhodian Shore : Nature and Culture in Western Thought from Ancient Times to the end of the Eighteenth Century (Berkeley : University of California Press, 1967). Un autre ouvrage classique et important sur ce sujet : A. O. Lovejoy, The Great Chain of Being (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1942). On trouvera d’autres analyses intéressantes dans F. N. Egerton, « Changing concepts of the balance of nature », Quarterly Review of Biology 48(1973):322-50. La discussion qui suit ne fait qu’esquisser l’histoire de ces idées ; un lecteur intéressé par cette histoire devrait se référer à ces références en particulier.
    14 Derham, Physico-Theology, op. cit., Vol I. p. 257.
    15 Ibid., pp. 257-259.
    16 Cité dans F. N. Egerton, « Changing Concepts of the Balance of Nature », Quarterly Review of Biology 48(1973): p. 338.
    17 Glacken, Traces on the Rhodian Shore, op. cit., p. 36.
    18 Ibid., p. 62.
    19 Herodotus, L’histoire d’Hérodote, trad. George Rawlinson, ed. E. Blakeney (New York: Dutton, 1964), p. 148. Voir Glacken, 1967, opus cited, pour une discussion plus approfondie des idées grecques et romaines sur le caractère de la nature.
    20 Cicéron, The Nature of the Gods (La nature des dieux), trad. H. C. P. McGregor (Aylesbury : Penguin, 1972). Les citations qui suivent sont tirées des pages 172-173 de l’ouvrage anglais.
    21 Cité dans A. O. Lovejoy, Great Chain of Being, op. cit., p. 50.
    22 A. Pope, An Essay on Man, 1734, cité dans Lovejoy, The Great Chain of Being, op. cit., p. 60.
    23 G. L. Leclerc Buffon, Natural History, General and Particular (Histoire naturelle, générale et particulière), vol. 3, trans. W. Smellie (London: C. Wood, 1812). Les citations qui suivent sont tirées des pages 455-457 de l’ouvrage anglais.
    24 Un pied fait environ 30 cm.[ndt]
    25 Cicéron, op. cit., p. 176.
    26 Daniel Botkin écrit man [ndt].
    27 Ibid., p. 177.
    28 Lucrèce, De Rerum Natura, Livre 5, lignes 200-237, trad. anglaise R. Humphries (Bloomington: Indiana University Press, 1968), pp. 164-65.

    Bien connu pour ses contributions scientifiques dans le domaine de l'écologie, Daniel Botkin est diplômé en physique, en biologie et en littérature. Ses livres et ses conférences montrent comment notre héritage culturel domine souvent ce que nous croyons être des solutions scientifiques.