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« La Nature » ne choisit pas

Une analyse de David Olivier à partir de la malheureuse formule de « sélection naturelle » qui, en tant qu’expression finaliste (une sélection est réalisée intentionnellement dans un but déterminé), favorise l’attribution d’une finalité, une volonté et des objectifs, à des processus qui en sont dépourvus.


Cet article a été publié en 1996 sous le même titre « La nature ne choisit pas » dans la revue Les Cahiers antispécistes, n° 14.

Sommaire

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Encore une histoire de mots Quelle importance peuvent donc avoir les mots ? Ce qui importe, c’est les choses ! Je suis cependant toujours frappé de voir à quel point les raisonnements que nous faisons sont dépendants des mots, sont prédéterminés par eux. Les mots devraient nous aider à raisonner. Parfois, ils nous en empêchent.

Encore une histoire de mots, donc. Nous vivons dans une société où la prédation est vécue comme naturelle ; ceci tant entre humaines qu’entre animaux non humains. Il est « naturel » que « le meilleur gagne », que ce soit entre patronnes et ouvrières, entre pays industrialisés et pays pauvres, entre loups et agneaux. Et « le meilleur », c’est le plus fort. Darwin l’a dit, c’est scientifique, on n’y peut rien, c’est l’ordre des choses… c’est la sélection naturelle.

Eh bien non. Tout simplement parce que la sélection naturelle, cela n’existe pas.

 

« J’ai donné à ce principe le nom de sélection naturelle[2] Charles Darwin, L’origine des espèces, p. 107 (La Découverte, 1980, trad. E. Barbier ; la première édition de The Origin of Species date de 1859). »

L‘adhésion à la parole du Maître peut parfois être une trahison de son esprit, du sens de son œuvre, puisque ledit Maître, faisant œuvre d’innovation et s’affrontant à des mentalités au départ hostiles, choisit souvent ses paroles au moins autant pour leurs qualités pédagogiques, conciliatrices, de transition, que pour leur clarté. Cela est tout particulièrement vrai de Darwin, chez qui on trouve au plus haut point un mélange de hardiesse et de prudence – comme l’illustre par exemple sa réticence constante à déclarer publiquement son irreligion, pourtant consciente et assurée.

Si l’on peut dégager un sens majeur, central, de l’œuvre de Darwin, c’est celui-ci : pour expliquer la diversité de la vie, il n’est pas nécessaire de faire appel ni aux intentions d’un créateur – à une création divine – ni aux intentions d’une force quasi-divine, Nature, ni à un finalisme inhérent aux formes vivantes elles-mêmes, à une « entéléchie », selon la conception des évolutionnistes lamarkiens. C’est pourquoi le darwinisme, qui, sans impliquer nécessairement l’inexistence de Dieu, minait une grande partie des bases positives de la croyance, fut combattu avec acharnement et continue largement à être combattu par le camp religieux.

Grâce à Darwin, donc, nous pensons pouvoir expliquer l’apparition et l’évolution de la vie sans finalisme, sans sens préétabli – ce qui ne veut pas dire que le sens n’existe pas dans le monde. Le sens existe en nous – en nous, les êtres sensibles, qui donnons un sens aux choses à travers nos désirs et nos plaisirs et qui sommes apparus comme produits de mécanismes évolutifs qui, eux, n’ont pas de sens. Nous voulons, mais rien n’a voulu que nous voulions. Nous voulons librement, sans devoir obéir à un créateur qui nous dicterait une nature, un devoir-être, un devoir-vouloir.

Nous voulons, mais rien n’a voulu que nous voulions. Cela devrait être clair, depuis Darwin ; ou du moins il devrait être clair qu’il est possible de penser ainsi, puisque c’est là le sens de l’œuvre de Darwin, œuvre dont la grande majorité des scientifiques se réclament. Pourtant, dès que l’on interroge ces scientifiques sur le darwinisme, on bute sur des mots, dont l’effet global est d’annuler le darwinisme ; des mots qui nous ramènent droit au finalisme, à avant Darwin, à l’époque où Darwin était presque seul à lutter pour ces idées. En particulier, si l’on demande aux biologistes d’aujourd’hui comment nous, les animaux, sommes apparus, ils/elles répondent, en reprenant les paroles de Darwin lui-même, que la nature a agi par sélection naturelle.

Il devrait être possible de parler en biologie sans finalisme. Mais la persistance, l’omniprésence d’une terminologie finaliste reste encore aujourd’hui un problème majeur, malgré le darwinisme affiché de presque tous les biologistes. J’ai déjà traité de l’essentialisme inhérent à l’usage du mot « espèce[3] David Olivier, « Les espèces non plus n’existent pas », Les Cahiers antispécistes, n° 11, décembre 1994, republié sur ce site sous le même intitulé, ici (nde). » et je m’étendrai longuement ici sur le finalisme de cette expression centrale de « sélection naturelle » ; pour faire percevoir l’omniprésence étouffante du finalisme, je donnerai cependant d’abord quelques autres exemples.

Nous nous rendons à peine compte du finalisme derrière nos mots. Nous disons et entendons sans broncher des phrases comme « Les trelettes s’accouplent en février pour que leurs jeunes naissent en mai et jouissent des beaux jours. » Mais les trelettes ont-elles la moindre idée de la durée de leur gestation ? La pensée commune, qui quand cela l’arrange dénie tout sentiment et toute intelligence aux non-humains, leur accorde parfois au contraire des capacités de calcul et de prédiction ainsi que des intentions tout à fait invraisemblables. C’est qu’en fait, cette pensée commune, spéciste, nie là encore la réalité individuelle des non-humains ; elle dit « les trelettes », mais en fait pense « l’espèce trelette », « le finalisme naturel dans sa traduction trelette ». Les trelettes individuelles n’existent pour elle que comme représentantes[4] Pour moi aussi, d’ailleurs : car j’ai inventé les « trelettes ». J’aurais pu prendre n’importe quel animal..

Le finalisme passe aussi par le langage fonctionnaliste. On dira par exemple « les épines permettent à la plante de se défendre contre les oiseaux. » Mais le verbe « permettre » implique une volonté de la part de la plante : elle voudrait se défendre ; la réalité lui pose des obstacles ; les épines lui permettent de les lever, elles sont pour elle un moyen pour une fin. La plante veut se défendre, défendre sa vie ; sa vie est une valeur pour elle.

On sait depuis Darwin, ou on devrait savoir, que les choses ne se passent pas comme ça ; ou du moins qu’il y a une explication plus simple, qui permet de faire l’économie de l’attribution, a priori peu vraisemblable, d’une volonté, d’une conscience, à la plante. On peut supposer qu’à un certain moment, certaines plantes ont eu, pour quelque raison, quelque chose qui ressemblait à des épines ; comme il en résultait que les oiseaux les mangeaient moins, elles ont produit plus de graines, et petit à petit se sont répandues, alors que d’autres, qui n’avaient pas d’épines, produisaient moins de graines et n’ont plus laissé de descendants. Parmi les premières, celles qui avaient les épines les plus grandes ou les plus dures ont elles-mêmes été moins mangées par les oiseaux, et donc par le même mécanisme les plantes à épines grandes et dures se sont généralisées.

Tel est le mécanisme décrit par Darwin ; je l’ai exposé en tentant d’éliminer rigoureusement toute expression finaliste. Si ne n’avais pas fait cet effort, j’aurais dit par exemple, comme tout le monde : « … comme cela protégeait ces plantes des attaques des oiseaux, elles ont eu plus de succès reproductif et ont pris le dessus sur leurs concurrentes. » ; j’aurais renié cinq fois au moins le caractère mécanique que j’étais justement parti pour mettre en évidence !

Est-ce là une fatalité de la langue ? Je pense que c’est surtout le signe de notre difficulté, de notre réticence, à intégrer vraiment le darwinisme, plus d’un siècle après L’origine des espèces, et ce malgré l’adhésion affichée de la plupart des biologistes… à la parole du Maître.

 

Le finalisme (à peine) caché de l’expression « sélection naturelle »

Tout le monde se souvient que Darwin a utilisé l’expression « sélection naturelle », mais peu se souviennent qu’il ne l’a justifiée que par analogie : « J’ai donné à ce principe […] le nom de sélection naturelle, pour indiquer les rapports de cette sélection avec celle que l’homme peut accomplir[5] Ibid.. » Elle est marquée de son cheminement intellectuel, car c’est en grande partie à travers l’étude de la sélection pratiquée par les éleveurs sur les animaux domestiques qu’il a abouti à sa théorie. Elle est donc marquée d’une période où Darwin n’était pas encore darwinien. Elle n’a d’ailleurs pas tant que cela satisfait Darwin lui-même, qui ajoute immédiatement qu’une autre expression aurait été plus exacte. Mais elle a satisfait tout le monde après Darwin. On a préféré s’en satisfaire.

Analysons, à partir d’un exemple, ce qu’est une sélection.

1. J’ai écossé des petits pois et les ai accumulés dans un saladier. Fin gourmet, je voudrais cependant rejeter les plus farineux.

2. Je sais que les petits pois les plus farineux sont aussi généralement les plus gros. Je les trie, donc, et ne garde que les plus petits. Je peux les trier à la main ou avec un tamis, n’importe ; l’essentiel est que j’ai un objectif de sélection – le caractère non farineux – et un critère de sélection, la taille. Je sélectionne les petits pois en fonction du critère et en vue de l’objectif.

3. J’obtiens en fin de compte un bon plat de petits pois tendres, même si quelques-uns d’entre eux peut-être, malgré leur petite taille, s’avèrent farineux.

Il n’y a pas coïncidence entre l’objectif de sélection et le critère de sélection. L’objectif de sélection (le goût) est mon objectif, résulte des désirs et intérêts d’un être sensible. Le critère de sélection (la taille) est, lui, directement matériel, et peut être mis en œuvre de façon entièrement mécanique (tamis). J’ai voulu qu’il soit la traduction matérielle la plus fidèle possible de l’objectif de sélection ( « je sais que les petits pois les plus farineux sont aussi généralement les plus gros ») ; mais il se peut que demeure un décalage. La sélection peut se tromper, ou plus exactement, je peux me tromper, en choisissant mon critère de sélection.

Voyons un autre exemple, où il n’y a pas de vraie sélection :

Une éruption volcanique de type explosif projette d’immenses blocs dans les environs du cratère. Une fois calmées les puissances de l’enfer, une équipe de vulcanologues se rend sur place, et remarque une certaine gradation dans la taille des blocs ; plus on s’éloigne de la gueule du volcan, moins ils sont gros. Peut-être cela leur paraîtra-t-il bien naturel, peut-être hasarderont-ils/elles une explication physique, basée par exemple sur le rapport entre la force exercée sur un bloc, proportionnelle à sa section, et sa masse, proportionnelle à son volume. Sur le chemin du retour, pourtant, l’expédition trouve un bloc particulièrement gros loin cratère. Les scientifiques notent ce fait sur leurs calepins, et se demandent comment le faire cadrer avec leur explication.

Personne, pourtant, ne pense que le dieu Vulcain a commis une erreur. Il n’est même pas venu à l’esprit des vulcanologues que quelqu’un avait tenté de trier les blocs. Quelque chose s’était passé, qui avait eu pour résultat une certaine répartition des blocs ; le phénomène étant complexe, la répartition résultante l’est aussi, même si, dans un premier temps, on peut dire pour simplifier que les blocs les plus gros ont été lancés moins loin. Le résultat n’est pas à comparer à quelque objectif ; le processus ne pouvait pas se tromper, car se tromper, c’est toujours par rapport à quelque chose qu’on aurait voulu. Le processus n’est pas une sélection ; il est ce qu’il est. Il ne peut décevoir les forces qui l’ont mis en œuvre ; tout au plus peut-il décevoir les vulcanologues.

Ainsi, pour qu’un processus soit une sélection, il ne suffit pas qu’il soit un processus, produisant un certain résultat ; il faut qu’il y ait une finalité, un objectif de sélection, dont le processus n’est que la mise en œuvre. Or, je l’ai dit, l’apport central de l’œuvre de Darwin est dans l’explication de l’évolution par un processus mécanique, dépourvu de finalité ; il est donc impropre, voire contradictoire, de conserver l’expression de « sélection naturelle ».

J’ai dit que Darwin avait choisi cette expression par analogie. C’est que le processus qu’elle désigne ressemble beaucoup non à une sélection en général, mais à celle des éleveurs :

Un éleveur veut des vaches qui donnent beaucoup de lait. Il sait que, de façon générale, les enfants tendent à ressembler à leurs parents. Il conservera donc les filles nées des vaches les plus productives ; les autres, il les enverra à l’abattoir[6] Je simplifie, bien sûr, en ne faisant pas intervenir par exemple aussi le père ; mais cela ne change rien au fond du processus. Je ferai de même dans d’autre exemples.. De fait, parmi les filles qu’il a conservées, beaucoup lui donneront satisfaction, certaines plus, même, que leur mère ; quelques-unes par contre le décevront. De ces dernières, il éliminera les enfants.

L’éleveur a ainsi un objectif de sélection (la quantité de lait que donneront les filles), d’où il dégage un critère de sélection (la quantité de lait donnée par la mère). Il s’agit donc d’une vraie sélection, d’un processus finalisé. Mais quelle est l’analogie entre ce processus et celui qu’il a appellé « sélection naturelle » ?

Pour le voir, il faut se tourner vers l’aspect positif de la théorie darwinienne, vers ses postulats falsifiables[7]Falsifiable = qui peut être mis à l’épreuve des faits, qui peut a priori se voir contredit (falsifié) par les faits (critère de scientificité de Popper). On a dit que le darwinisme … Voir plus. Je vais tenter de les énoncer ici :

G1. Les caractères des êtres vivants se transmettent généralement à leurs descendants[8]La distinction entre caractères acquis et caractères hérités n’intervient pas nécessairement ici ; cette question n’était d’ailleurs pas clairement résolue du temps de … Voir plus ; il existe cependant une certaine part de variabilité, les descendants ne ressemblant jamais exactement à leurs parents. Une part au moins de cette variabilité est elle-même transmissible, c’est-à-dire que chez un individu un caractère même nouveau peut être transmis à ses descendants.

G2. Une part au moins de cette variabilité transmissible est aléatoire, c’est-à-dire que son apparition est indépendante de toute finalité.

G3. Il existe des cas où la variabilité transmissible aléatoire influe, dans un environnement donné, sur le nombre moyen de descendants de l’individu (plus exactement : sur l’espérance mathématique de ce nombre). Si l’environnement reste le même, ces caractères tendront à voir leur fréquence dans la population augmenter ou diminuer selon qu’ils augmentent ou diminuent ce nombre moyen de descendants.

G4. Ce processus suffit à expliquer l’évolution et la transformation des formes vivantes au cours de l’histoire de la terre.

La ressemblance entre la sélection de l’éleveur et la « sélection naturelle » est grande :

E1. Les filles des vaches très productives sont elles-mêmes généralement très productives ; l’éleveur sait cependant que ce n’est pas une règle absolument fiable : il existe une part de variabilité. Celle-ci est d’ailleurs parfois transmissible, c’est pourquoi l’éleveur regardera avant tout les qualités de la mère, plutôt que celles de la grand-mère (c’est-à-dire, prendra en compte des caractères nouvellement apparus), pour décider s’il gardera ou fera tuer les filles.

E2. L’éleveur sait de quelles mères il choisit de garder les filles, mais il sait aussi qu’il ne contrôle pas les caractères exacts de ces filles. Il aura peut-être de la chance, peut-être pas.

E3. L’éleveur fera en sorte, de façon systématique, que les vaches les plus productives, y compris celles chez qui cette productivité est un caractère nouveau (non hérité de leur mère), aient plus de descendantes (non destinées rapidement à l’abattoir). Comme les éleveurs agissent ainsi depuis des siècles, les vaches deviennent de plus en plus productives.

E4. Il paraît plausible que ce processus puisse expliquer la différence marquée que l’on observe entre les animaux domestiques et les formes sauvages les plus proches.

 

Ainsi le parallèle s’étend-il sur les quatre points que j’ai dégagés. On comprend dans ces conditions que Darwin ait voulu rappeler la pratique des éleveurs dans l’intitulé de sa théorie. De fait, la sélection des éleveurs E1-E4 apparaît comme un simple cas particulier du processus général G1-G4, les objectifs de l’éleveur constituant un cas particulier d’environnement dans lequel une variabilité transmissible aléatoire influe sur le nombre moyen de descendants de l’individu (points G3. et E3). Simplement, l’éleveur agit avec intention, faisant du processus une vraie sélection. L’erreur de Darwin fut de reprendre, pour désigner le cas général, un terme ne s’appliquant qu’au cas particulier.

Ce fut assez logique de sa part, d’autant plus que c’est là un procédé courant dans la langue. En français, on dit « limoger quelqu’un » depuis que certains généraux, je crois, ont été envoyés en retraite forcée à Limoges. Alors, oui, « sélection naturelle », c’est une bonne formule, à condition d’être comprise dans ce sens.

Malheureusement, cela n’est pas resté qu’une formule. Tout se passe comme si, aujourd’hui, ceux/celles qui parlent de « sélection naturelle » y croyaient autant que si elles/ils pensaient que tous les employées limogées se retrouvent à Limoges. Voici une description de la « sélection naturelle », telle qu’elle est perçue encore et toujours :

Afin de promouvoir un certain nombre de qualités – force, rapidité, intelligence, beauté, etc. – la nature met en œuvre un processus de sélection, grâce auquel elle élimine « les faibles, les débiles mentaux, les contrefaits », comme dit A. Lindbergh[9] Alika Lindbergh, militante de la défense animale et du Front national des années 1970-80, Quand les singes hurleurs se tairont, Presses de la cité, 1976, p. 107.. En mettant par exemple un instinct de compétition sexuelle chez les cerfs mâles, elle amène ceux-ci à s’affronter, obtenant ainsi que les plus forts se reproduisent plus, et supplantent les faibles, les débiles mentaux, etc.

Pour voir la présence dans une telle description de la disjonction critère/objectif de sélection, il suffit d’imaginer qu’un cerf apprenne à « tricher » ; que lui soit donné le moyen, par exemple, d’enduire l’extrémité de ses bois d’une substance toxique qui neutralise ses adversaires au premier contact. Ce cerf, pour maigrelet et chancelant qu’il puisse être, gagnera tous les combats et laissera un grand nombre de descendants pareillement « contrefaits ». Il passera le critère de sélection – la victoire aux combats – bien qu’il ne satisfasse pas à l’objectif de sélection – la force. Il aura triché, dira-t-on, parce qu’il n’aura pas obéi aux règles de la compétition, que Nature avait institué « pour que le meilleur gagne ». C’est donc que, dans la pensée commune, le meilleur n’est pas par définition celui qui gagne ; il y a un meilleur a priori, correspondant à l’objectif de sélection, et un gagnant, correspondant au critère.

On dira que mon exemple est artificiel ; comment un cerf peut-il apprendre à tricher ? C’est pourtant la « triche » qui explique pour une bonne part le mépris que les biologistes (et presque tout le monde, en fait) expriment parfois ouvertement pour une grande quantité d’êtres, auxquels ils appliquent le beau nom de « parasites[10]Il y aurait à dire sur l’emploi du terme « parasite », en opposition à « prédateur ». Le prédateur est un noble ; le lion, c’est le roi de la jungle. En … Voir plus » :

Un prix a été payé au cours de l’évolution pour cet exploit en perversité. Le stigmate du parasite est sur Teleutomyrmex ; son corps est faible et dégénéré[11] B. Hölldobler et E.O. Wilson, Voyage chez les fourmis, éd. du Seuil, 1996, p. 143..

Autre exemple de « triche » : les pauvres, les sdf, les chômeuses humaines, les « faibles, les débiles mentaux, les contrefaits » qu’« aucune sélection naturelle n’élimine ». Nous les « gardons jalousement en vie », « il en est ainsi forcément dans des civilisations comme la nôtre » ; mais A. Lindbergh, qui parle ainsi[12] Même source., est par ailleurs « un partisan inconditionnel de la sélection naturelle, car la Nature ne peut pas se tromper. » Ne peut pas se tromper… Belle assurance, mais qui montre bien que pour A. Lindbergh, comme d’ailleurs pour tout le monde[13] A. Lindbergh est d’extrême-droite, c’est-à-dire qu’elle dit tout haut ce que malheureusement presque tout le monde pense tout bas., il est au moins conceptuellement imaginable que la Nature se trompe. Elle ne dit pas « cela n’a pas de sens de dire que la Nature se trompe » ; elle dit que la Nature est assez sage pour que son critère de sélection corresponde bien à son objectif de sélection. Sauf quand intervient la « civilisation », l’Homme, l’artifice : c’est cela qui permet la triche des faibles, etc.

Il faudrait faire une histoire du darwinisme jusqu’à nos jours, une histoire de la récupération, immédiate, du darwinisme par la droite, à travers le « darwinisme social ». La gauche s’est beaucoup mobilisée là-contre, sur le thème de « ce n’est pas pareil, les humains c’est des humains, pas des animaux ». Elle aurait mieux fait de dire, simplement, « le darwinisme social, ce n’est pas du darwinisme. Cela n’a rien à voir. » Elle aurait pu pour cela commencer en montrant que la « sélection naturelle » ce n’est pas une sélection. Mais elle ne l’a pas fait, elle a raté le coche du darwinisme, parce qu’elle aussi était embourbée dans le finalisme, le naturalisme, qu’elle ne voulait pas abandonner, parce qu’elle était spéciste[14] Elle l’est encore, massivement… bien que quelques progrès commencent à se voir..



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    Notes et références

    Notes et références
    1 Charles Darwin, L'origine des espèces, p. 107 (La Découverte, 1980, trad. E. Barbier ; la première édition de The Origin of Species date de 1859).
    2 Charles Darwin, L’origine des espèces, p. 107 (La Découverte, 1980, trad. E. Barbier ; la première édition de The Origin of Species date de 1859).
    3 David Olivier, « Les espèces non plus n’existent pas », Les Cahiers antispécistes, n° 11, décembre 1994, republié sur ce site sous le même intitulé, ici (nde).
    4 Pour moi aussi, d’ailleurs : car j’ai inventé les « trelettes ». J’aurais pu prendre n’importe quel animal.
    5 Ibid.
    6 Je simplifie, bien sûr, en ne faisant pas intervenir par exemple aussi le père ; mais cela ne change rien au fond du processus. Je ferai de même dans d’autre exemples.
    7 Falsifiable = qui peut être mis à l’épreuve des faits, qui peut a priori se voir contredit (falsifié) par les faits (critère de scientificité de Popper). On a dit que le darwinisme n’était pas falsifiable ; mais c’est parce qu’on s’est polarisée sur certaines formulations crypto-finalistes du darwinisme !
    8 La distinction entre caractères acquis et caractères hérités n’intervient pas nécessairement ici ; cette question n’était d’ailleurs pas clairement résolue du temps de Darwin.
    9 Alika Lindbergh, militante de la défense animale et du Front national des années 1970-80, Quand les singes hurleurs se tairont, Presses de la cité, 1976, p. 107.
    10 Il y aurait à dire sur l’emploi du terme « parasite », en opposition à « prédateur ». Le prédateur est un noble ; le lion, c’est le roi de la jungle. En quoi le parasite est-il moins noble que le prédateur ? C’est qu’il triche. Il est plus petit que sa proie. Au lieu de l’affronter en combat singulier, à la loyale (« comme un homme » suis-je tenté d’écrire !), comme le loup face au lapin (!), il l’attaque sournoisement, par derrière, en se nichant dans ses recoins pour lui sucer le sang. Il ne tue généralement pas sa proie, il en serait bien incapable, chétif et dégénéré qu’il est ; ou alors, s’il la tue, c’est en la submergeant sous le nombre.
    a  On fait beaucoup aujourd’hui pour la réintroduction des loups et autres lynx dans les zones où ces animaux ont disparu. Je n’ai par contre pas entendu dire que B. Bardot militait pour la réintroduction de telle ou telle espèce de puce ou de ténia qui auparavant s’attaquait aux mésanges ou aux lapins mais a disparu. Peut-être qu’il n’y en a pas ; mais s’il y en avait, je doute que la disparition de tels « parasites » soit ressentie comme un mal.
    11 B. Hölldobler et E.O. Wilson, Voyage chez les fourmis, éd. du Seuil, 1996, p. 143.
    12 Même source.
    13 A. Lindbergh est d’extrême-droite, c’est-à-dire qu’elle dit tout haut ce que malheureusement presque tout le monde pense tout bas.
    14 Elle l’est encore, massivement… bien que quelques progrès commencent à se voir.

    Cofondateur de la revue Les Cahiers Antispécistes en 1990, il a écrit de nombreux articles d'analyse du naturalisme et de l'essentialisme inhérents à l'écologie mainstream ainsi qu'aux différents hiérarchismes.