Quand la race n’existait pas
Une société sans racisme ? La perception de la race telle que nous la connaissons actuellement est récente. Dans ce texte de 1972, Colette Guillaumin nous donne un aperçu d’une époque où la race ne constituait pas une réalité sociale (ni donc biologique) saillante.
Le passage que nous reproduisons ici est extrait du premier chapitre, « La notion de race », du livre de la sociologue Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, publié en 1972 par l’Institut d’études et de recherches interethniques et interculturelles (éditions Mouton)[1]Ce livre, épuisé, a été réédité en 2002 par Gallimard dans sa collection folio/essais sous le titre L’idéologie raciste. Nous remercions le portail Persée , sur lequel … Voir plus.
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« … de mon origine, ou comme l’on commençait à dire, de ma race. »
Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse
La perception de la race telle que nous la connaissons actuellement en France, et probablement telle qu’elle existe dans toute l’Europe occidentale, est récente. Avant le XIXe siècle la perception de l’autre affectait des formes différentes et le contexte perceptif était si éloigné de celui que nous connaissons aujourd’hui que nous ne pouvons guère en avoir une idée juste.
Née au cours du XIXe, la saisie du monde ordonnée à la « race » a connu au XXe la fortune que l’on sait. De la fin du XVIIIe à nos jours le lien se noue entre le système perceptif essentialiste – c’est-à-dire l’idéologie raciste – et la systématisation concrète de cette idéologie ; et ce, au moment même où les pétitions égalitaires et individualistes prennent leur essor. Nous n’aurons pas grand-peine à suivre cette naissance selon l’ordre historique : il est celui de la logique. Le sens raciste est visible à partir d’un certain moment de l’histoire, et ce sens, maintenant le nôtre, se manifeste avec une complexité croissante. La conscience en est beaucoup plus vive qu’à ses débuts, ce qui ne va pas en outre sans une croissance parallèle de la censure qui, de plus en plus, devient subtile et efficace. Devant son « universalité » (supposée) et sa constance, on pourrait penser, et on ne s’en prive pas, que le racisme est la chose la plus naturelle du monde. Nous aurions pu nous en tenir là si un accident de parcours n’avait attiré l’attention sur le fait que cette réalité était celle d’une époque et non d’une autre. En effet les textes littéraires antérieurs au XIXe siècle rendaient un son tout différent : il y avait quelque chose qui n’était pas encore entré dans l’univers perceptif. Cela appelait à ce qu’on y regardât de plus près et à ce que des textes parlant des « autres » soient analysés pour les époques antérieures au XIXe siècle.
La littérature du XIXe siècle présente une homogénéité profonde avec l’expression actuelle dans la perception de la différence, que cette perception s’applique à quelque minorité que ce soit. Les journaux modernes, Gobineau, Elie Faure, Barrés, Balzac, Taine, Proust, les conversations de café, Claudel, Paris-Soir, Bernanos… saisissent l’altérité de la même façon, y appliquent un vocabulaire, une syntaxe, en un mot un sens équivalent. Par contre Rousseau, Casanova, Manon Roland, Jean Itard, Diderot, Condorcet étaient de leur côté unis par l’absence de ce sens qu’on trouve chez les précédents. Si l’on remontait dans le temps, on remarquait cette même absence chez Pascal, Pigafetta, Marco-Polo, Montaigne…
Il se passait donc quelque chose à l’articulation du XVIIIe et du XIXe siècle puisqu’à ce moment le sens changeait et c’était d’autant plus frappant que ce temps a marqué le départ d’un changement social et intellectuel profond qui allait mettre les « autres » de la société dans une situation sensiblement différente de celle des siècles précédents.
Une mutation idéologique[2]L’emploi du terme « mutation » comporte deux graves inconvénients : sa connotation naturaliste en premier lieu, le fait qu’il évacue la cohérence historique du phénomène en … Voir plus
Le caractère particulier du racisme en Europe occidentale, à partir du XIXe siècle, est corroboré par la naissance durant ce même siècle de la théorie raciste, c’est-à-dire de la forme explicite de l’idéologie raciste. Auparavant le racisme ne pouvait apparaître que comme pratique non théorisée, située dans un système de justification fondamentalement différent de celui que lui donnera le siècle des sciences. Les justifications auxquelles recouraient les conduites que nous appellerions aujourd’hui « racistes » étaient d’ordre religieux (ou de caste, système qui renvoie à l’ordre sacré). La théorie, elle, renvoie par le biais de la « science » à l’ordre de la nature. Ce changement d’optique aura un certain nombre de conséquences à la fin du XIXe et au cours du XXe siècle.
Il est fort possible, il est même probable que cette mutation de la forme dans le racisme a été précédée d’un nombre indéterminé de prises de position individuelles qui présentaient déjà les caractères particuliers qui marquent le XIXe siècle, mais leur impact était nul socialement et nous n’en avons pas pour notre part trouvé de traces dans les relations de voyage du XIIIe au XVIIIe siècle[3]Marco Polo, Le Devisement du monde, début du XIVe siècle (cf. Le Livre de Marco Polo ou le Devisement du monde). Antonio Pigafetta, compagnon de voyage de Magellan (cf. Premier Voyage autour du … Voir plus.
Lorsqu’au début du XVIe siècle Bartholomé de Las Casas, ayant découvert (avant l’Église institutionnelle) que les Indiens ont une âme (c’est-à-dire un statut d’homme), favorise l’importation des Nègres pour assurer les tâches que ne feront plus les Indiens, c’est que les Nègres n’ayant pas (encore) d’âme apparaissent comme pure marchandise productrice. C’est l’intégration dans l’univers du Salut, le recours à une référence située en dehors et au-dessus de l’humanité qui fait loi. Les débats de l’ancien Occident sur l’âme des femmes et des sauvages supposaient la croyance en une essence unitaire de l’homme qui trouvait sa garantie hors de l’humain. L’unité est celle d’un genre recevant sa commune existence d’un terme qui la transcende : il n’y a pas à proprement parler d’« humanité » qui ne tirerait sa référence que de soi-même, mais plutôt un « genre humain » au sein de la Création. Dans cet univers, le seuil de l’hétérogénéité, de la racisation si l’on préfère employer ce terme moderne, se situait en deçà de l’appartenance au genre qui relevait du Salut, avant l’appartenance à la nature humaine, définie dans son rapport à Dieu. Ne disait-on pas aux États-Unis encore au milieu du XIXe siècle que les esclaves métis « ont du sang humain »…
Depuis, l’unité ne se constitue plus par rapport à l’univers religieux ; les discussions ont tari sur le seuil à fixer pour l’appartenance à l’espèce rédimée, et l’humanité, notion laïque, s’est développée au cours des XVIIIe et XIXe siècles. La notion d’étrangeté, héritée des contestations théologiques des siècles précédents (ou d’origine plus profonde), n’en a pas moins subsisté, et sous une forme qui la rend actuellement irréversible : la « différence » subsiste, installée désormais au cœur même de la nature humaine.
L’espèce humaine est reconnue en soi et c’est dans son sein que se marque l’hétérogénéité. Les « autres » ne sont pas en attente au seuil de la loi, ils sont à l’intérieur de la loi mais selon un statut différent, le racisme moderne parle de « sous » humanité : à la fois humanité et moins que l’humanité. Cette variation topologique au sein d’un univers unique se retrouve aisément dans les expressions « tiers-monde », « sous-développé », « developed / developing » pour ne citer que les plus courantes. Pour reprendre une formule célèbre, tous sont égaux à ceci près que certains le sont davantage, et certes le racisme moderne distribue à tous la même qualité, mais en quantité variable. Le sentiment d’une différence d’essence intervient dès lors que la question de l’autre se pose en fonction de l’humanité et non plus en fonction de la dépendance divine ; lorsque le scandale de la différence met en question l’identité de celui qui perçoit au lieu de renvoyer à la transcendance. La perception de l’autre comme essentiellement différent n’existait pas en Europe avant le XIXe siècle. Le sentiment provoqué sur l’occidental par le non-occidental ou le minoritaire était parfois, sans que ce soit d’ailleurs la règle, d’étrangeté mais non d’hétérogénéité. Les différences dites raciales actuellement perçues ne l’étaient pas. Les différences personnelles, les ressemblances avec des individus ou des coutumes de leur propre civilisation sont alors le mode d’appréciation constant des voyageurs occidentaux. Le « différent » y prend figure de variabilité, sans plus. Il est difficile, au sein d’une culture obsédée comme la nôtre par les différences et qui les radicalise constamment, de se faire une idée de l’aisance et de la facilité avec laquelle ces textes nous entretiennent d’un monde où nulle faille n’est encore apparue.
« Le grand Khan, Seigneur des Seigneurs, qui est appelé Cublay est de telle façon : il est de belle façon, ni petit ni grand mais de moyenne grandeur, il est charnu de belle manière et très bien taillé de tous membres, il a le visage blanc et vermeil comme une rose, les yeux noirs et beaux, le nez bien fait et bien séant[4] Marco Polo, op. cit., p. 184. », etc.
Saint-Simon ne parle guère différemment de Louis XIV. Portraits d’hommes de cour ? Sans doute, mais l’étonnant (aujourd’hui) est que le courtisan chartrain et le marchand vénitien emploient des termes identiques pour parler de leur prince. Chez Marco Polo on ne trouve nulle trace de ces précisions qui sont dans l’univers moderne l’obligation lorsqu’on parle « d’une autre race ». Parlant des Tartares ou Mungul il consacre huit pages à leur vie et mœurs sans jamais donner mention d’aucun caractère physique[5] Marco Polo, op. cit., p. 151 sqq.. Par contre l’éditeur moderne de ce dernier se croira obligé d’ajouter à l’une de ses autres descriptions la précision suivante : « ce sont les Merkits de race mongole » (Marco Polo disait simplement « les habitants sont appelés Mécris »). Ce contraste résume le changement perceptif intervenu dans l’univers mental de l’occident.
Certes la mention des caractères physiques, ccux mêmes que nous appelons raciaux, n’est pas absente de ces textes mais lorsqu’elle apparaît, ce qui est loin d’être la règle comme nous venons de le voir, elle ne prend pas la première place et se présente comme un caractère parmi d’autres :
« Et sur la rive il y a une cité appelée Cormos, laquelle a un port… »
Suivent : huit lignes consacrées au commerce, le nom du roi, trois lignes sur le climat, onze lignes sur la nourriture, dix-huit lignes sur la technologie des bateaux, une ligne notant que « les habitants sont noirs et adorent Mahomet », quatre lignes sur l’habitat, sept lignes sur le climat, cinq lignes sur la culture, trois lignes sur le deuil[6] Ibid., p. 109..
Ainsi la mention « raciale » tient peu de place, elle est associée à un trait religieux (ce dont nous verrons l’importance plus loin), et n’est ni la première ni la dernière caractéristique citée : elle n’est privilégiée en aucune manière. Cette même structure perceptive se retrouve au long des siècles jusqu’au XVIIIe.
Pigafetta au XVIe :
« La dite terre de Verzin est très abondante en tous biens et elle est plus grande que France, Espagne et Italie réunies. C’est une des terres que le roi de Portugal a conquises. Les habitants d’icelle ne sont point chrétiens et n’adorent rien… » [suit la description des coutumes qui se poursuit durant deux pages, puis] « et cette sorte de gens aussi bien hommes que femmes ne sont point bien noirs mais tirent sur le tanin et ils montrent manifestement leur vergogne et n’ont aucun poil sur toute leur personne. » [suit encore une demi-page de description des coutumes ][7] Pigafetta, op. cit., p. 75..
Bougainville au XVIe :
« Si le hasard fait rencontrer quelques cultivateurs ce sont des nègres esclaves…[8] Bougainville, op. cit., p. 67. »
Si l’on veut bien se rappeler qu’à ce moment « nègre » signifiait « esclave employé dans les colonies », on sera frappé par l’absence de focalisation sur le caractère racial ; la forme moderne d’une telle remarque serait : « ce sont les nègres esclaves qui sont cultivateurs…. », la race primant le métier.
Ces quelques exemples rendent compte de l’esprit constant des textes qui ne portent pas trace de cette obsession moderne.
Nouer des liens personnels avec un minoritaire « racisé» ne signifie pas d’un majoritaire qu’il soit exempt de racisme, bien loin de là, et nous retrouverons ce trait dans sa signification raciste. Cependant nouer des liens entérinés socialement est une chose fort différente et signe une forme de réciprocité :
« Il paraît que c’est un Français, Paulmier de Gonneville, qui a fait les premières [découvertes dans les mers du Sud] en 1503 et 1504 ; on ignore où sont situées les terres auxquelles il a abordé, et dont il a ramené un habitant, que le gouvernement n’a point renvoyé dans sa patrie, mais auquel Gonneville, se croyant alors personnellement engagé envers lui, a fait épouser son héritière[9] Bougainville, op. cit., p. 44.. »
Bougainville nous l’apprend, qui a consacré la moitié de sa fortune à armer le navire qui ramenait chez lui son compagnon tahitien Aotourou qui l’avait accompagné en France. Ces traits sont évidemment exceptionnels mais ils n’en sont pas moins significatifs lorsqu’ils sont réintégrés dans le contexte a-raciste qui a précédé le XIXe siècle.
La race n’avait pas jusqu’alors la place centrale que nous lui donnons maintenant et, en un sens, on pourrait supposer avec quelque raison qu’elle n’existait pas tant sa saisie était différente de celle que nous en avons. À partir du XIXe siècle tout change, la race devient une catégorie intellectuelle et perceptive prioritaire.
Le terme « race » lui-même acquiert le sens de groupe humain en quittant le sens plus étroit de lignée. Au demeurant, il était auparavant un terme de classe dont on aurait peu songé à recouvrir le peuple dont l’obscurité ne se pouvait parer de tels prestiges. Mais surtout il y a alors naissance des termes spécifiques à ce que nous considérons actuellement comme des races.
Soit que les termes prennent un sens nouveau, soit le plus souvent qu’ils soient absolument neufs. Ainsi la désignation « nègre », née au XVIe siècle (on ne pourrait soutenir avec sérieux que les Européens n’en aient jamais rencontrés auparavant !), et qui avait gardé pendant fort longtemps une signification sociale prévalente, verse dans la classification raciale. « Jaune » comme « sémite » n’apparaissent qu’alors, ce qui est également le cas de « aryen » dans le sens racial. La série des termes « sémitique, sémite, sémitisme, anti-sémitisme » donne une idée juste, à travers la logique qu’elle développe, de la constitution de l’idéologie raciste.
« Sémitique » est le premier né, relativement ancien, 1836 : il désigne le groupe des langues sémitiques ; pour le moment il n’a aucune connotation raciale. « Sémite » est le second, il apparaît en 1845 et désigne le caractère « racial ». « Sémitisme » marque l’étape suivante, il est le mot de la « racialisation » d’une race, l’entrée dans l’univers mental du trait particulier censé caractériser cette dernière (1862). Enfin le mot qui prolonge l’escalade est l’aboutissement de la conduite mentale qui fait de la race une notion « fermée ». Il est l’enfant du précédent : « antisémitisme » entre dans la langue en 1889.
Est-il nécessaire de rappeler la date de « l’Affaire », cet acte annonciateur du XXe siècle et qui marque l’entrée dans les faits de l’évolution des idées : 1894 ? Cinquante ans se sont écoulés depuis la naissance des termes raciaux. Le terme « hérédité » lui-même se charge en 1842 de son sens biologique après un long passé strictement juridique. Et ce sont les études sur l’hérédité qui fondent la forme actuelle du racisme en s’alliant aux autres développements scientifiques du XIXe et, paradoxalement, à certaines acquisitions de la philosophie sociale du XVIIIe siècle. L’intérêt de ce dernier pour les diversités des sociétés humaines subira au XIXe un traitement idéologique qui en pervertira le sens premier.
Lorsque Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, tout comme d’ailleurs dans le Contrat social, renvoie explicitement toute inégalité au sein des sociétés à des différences individuelles, il fonde son explication de l’hétérogénéité sociale sur un jeu combiné de psychologie individuelle et de consensus social. Les différences humaines sont, pour lui, une conséquence de cet ensemble psycho-social et non une cause. Aucune place dans tout cela pour ce qu’on appellera par la suite le « facteur racial ». C’est la position de l’ensemble des philosophes de ce siècle. Ainsi Montesquieu, tout en accordant une aussi grande importance aux variations individuelles, oriente l’attention vers l’influence du milieu géo-physique. Sade de son côté, et c’est en cela qu’il est le plus moderne, ne donne jamais qu’une origine sociale aux variations des formes sociales. Il est probablement l’un des premiers à avoir parlé de la société comme formatrice des particularités individuelles, ou mieux encore (au moins implicitement) comme possibilité d’actualisation d’une quantité illimitée de virtualités non-individualisées. Itard, le père de la « pédagogie nouvelle », a fourni l’un des textes les plus significatifs de cette orientation de la pensée que le XIXe a presque complètement noyé sous un flot d’essentialisme biologique. « Dans la horde sauvage la plus vagabonde comme dans la nation d’Europe la plus civilisée, l’homme n’est que ce qu’on le fait être; nécessairement élevé par ses semblables il en a contracté les habitudes et les besoins ; ses idées ne sont plus à lui ; il a joui de la plus belle prérogative de son espèce, la susceptibilité de développer son entendement par la force de l’imitation et l’influence de la société[10] Jean Itard, Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron (1801-1806), pp. 125-126. ». Dans son rapport sur l’enfant sauvage de l’Aveyron, la croyance si répandue au XVIIIe en la perfectibilité de l’homme est mise en acte dans le long récit qu’il fait des acquisitions de Victor. C’est un temps ou nulle culture, nul homme n’est enfermé dans un déterminisme de type biologique : l’ivresse d’un monde qui commence, d’une liberté naissante, s’abreuve à la source du changement possible pour les sociétés humaines. Itard refuse le diagnostic d’arriération mentale porté sur Victor par Pinel, supposant que son histoire en a fait l’individu qu’il est et que la société est formatrice des caractères d’adaptation de la conduite.
L’utopie humanitaire n’est pas ici en cause, mais la référence théorique du système de pensée, référence de type social ou évolutif et non pas référence de type essentialiste ou irréversible.
Il n’est pas inutile au passage de dissiper une confusion courante : l’assimilation des options politiques et de la position à l’égard du racisme. La liaison qu’on tend à établir de nos jours entre racisme et droite d’une part et anti-racisme et gauche (ce qui n’est pas si certain) de l’autre, n’existe pas au XVIIIe siècle. Si l’unité humaine ainsi que l’origine sociale des diversités qui la divisent ressortissent actuellement de ce qu’on reconnaît être une conception de gauche, il n’en était pas de même alors. La pensée de droite n’était pas fondamentalement différente à cet égard. Il n’est que de voir l’importance extrême que donne encore Bonald[11] Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux, et Théorie de l’éducation sociale (1796). à la socialité, avec un système de pensée qui pourtant s’inscrit déjà dans le XIXe de la Restauration. Sans doute le recours à l’explication théologique dispense de fournir sur les causes des différences un essai d’explication « humaine », mais plus encore les courants de pensée qui marquent l’ensemble de la culture se situent bien en deçà d’une différenciation politique. Michel Foucault a montré la prégnance des systèmes idéologico-perceptifs qui dirigent la pensée d’une époque.
Mais le courant majeur du XVIIIe siècle, qu’on pourrait appeler de « socialité » de la pensée, et qui même chez les penseurs de droite ne s’infléchit pas encore clairement vers l’essentialisme, est peut-être tributaire d’une situation particulière : le cadre logique de la pensée est encore purement théorique, il ne se trouve pas alors lié à des affects puissants et incarnés (lutte des classes, guerres coloniales, génocides) comme il le sera aux siècles suivants. […]
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Notes et références
↵1 | Ce livre, épuisé, a été réédité en 2002 par Gallimard dans sa collection folio/essais sous le titre L’idéologie raciste. Nous remercions le portail Persée , sur lequel l’intégralité de l’ouvrage est téléchargeable en pdf (ici), pour l’aimable autorisation accordée de reproduire cet extrait. |
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↵2 | L’emploi du terme « mutation » comporte deux graves inconvénients : sa connotation naturaliste en premier lieu, le fait qu’il évacue la cohérence historique du phénomène en second lieu. Mais il est le seul qui soit assez fort pour faire sentir l’ampleur et la violence du changement intervenu. |
↵3 | Marco Polo, Le Devisement du monde, début du XIVe siècle (cf. Le Livre de Marco Polo ou le Devisement du monde). Antonio Pigafetta, compagnon de voyage de Magellan (cf. Premier Voyage autour du monde par Magellan (1519-1522). Abbé Prévost, Histoire générale des voyages, ou nouvelle collection de toutes les relations de voyages par terre et par mer, qui ont été publiées jusqu’à présent dans les différentes langues de toutes les nations connues (depuis le commencement du XVe siècle), et notamment t. III (« Voyages au long des côtes occidentales de l’Afrique ») ; t. XIII (« Suite des voyages, des découvertes et des établissements en Amérique»). Bougainville, Voyage autour du monde, publié en 1771. La Découverte de l’Afrique, l’Afrique noire atlantique des origines au XVIIIe siècle, présentée par Catherine Coquery (recueil de textes de l’Antiquité au XVIIIe siècle). Voir aussi le roman de Sade, Histoire de Sainville et Léonore, qui contient un voyage imaginaire en Afrique. |
↵4 | Marco Polo, op. cit., p. 184. |
↵5 | Marco Polo, op. cit., p. 151 sqq. |
↵6 | Ibid., p. 109. |
↵7 | Pigafetta, op. cit., p. 75. |
↵8 | Bougainville, op. cit., p. 67. |
↵9 | Bougainville, op. cit., p. 44. |
↵10 | Jean Itard, Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron (1801-1806), pp. 125-126. |
↵11 | Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux, et Théorie de l’éducation sociale (1796). |